Alain Quemin:  »Il vaut mieux être un homme américain âgé pour être une star de l’art contemporain! »

Le monde de l’art contemporain n’échappe pas à la loi des palmarès, qu’il s’agisse de classer les artistes les plus en vue (Richter, Baselitz, Koons dominent le Kunstcompass) ou les personnalités les plus influentes (Larry Gagosian ou François Pinault, systématiquement en tête du Power 100). Sociologue, universitaire et critique, Alain Quemin a passé au crible ces dizaines de classements qui font l’art aujourd’hui. Il publie aux éditions du CNRS une étude sociologique passionnante sur les coulisses de la notoriété. Interview.

Quel fut le plus grand challenge dans la réalisation de cette étude?
Il fallait gagner la confiance des différents acteurs du monde de l'art contemporain – artistes, galeristes, collectionneurs, responsables d'institutions, commissaires d'expositions… – pour aller au-delà des représentations qui ont cours et sont parfois complètement fausses. J'ai été aidé par le fait d'être à la fois sociologue, universitaire, mais aussi journaliste et critique. En me présentant de la première façon, j'obtenais souvent des réponses de façade ; en revanche, si je discutais de façon plus informelle avec les acteurs du monde de l'art, un peu sur le mode de la conversation, les réponses étaient beaucoup plus spontanées, moins soucieuses du politiquement correct… et bien plus intéressantes!

Y a-t-il aujourd’hui des tabous dans le monde de l’art contemporain?
Parler de tabous serait excessif, mais il est clair qu'existent des normes sociales très fortes, des représentations desquelles on ne devrait pas trop s’écarter. Le monde de l'art aime croire que le succès est seulement conditionné par le talent voire par le génie, que des facteurs tels que l'âge, le "genre" (le fait d'être un homme ou une femme) ou la nationalité (ou le pays de résidence) ne jouent guère. Pourtant, l'influence de ces différents éléments est déterminante, mais cela passe mal, car cela va à l'encontre de l'idéologie de l'artiste libre et indéterminé, du talent pur qui, seul, rendrait compte du succès. Cette croyance très romantique joue encore beaucoup aujourd'hui, même si l'analyse sociologique permet de montrer le contraire. En réalité, il vaut mieux être un homme américain âgé pour être une star de l’art contemporain aujourd’hui !

Comment expliquer la multiplication de ces palmarès artistiques?
Dans le monde de l’art contemporain, les valeurs, qu’elles soient esthétiques ou financières, ne sont pas encore stabilisées. Les acteurs du monde de l’art contemporain tentent de réduire l’incertitude sur la valeur des œuvres et des artistes. Ceux qui rejettent l’art contemporain en le dénonçant comme une activité dans laquelle les gens décident sur un coup de tête de ce qui est bon ou pas se trompent complètement. On passe son temps à échanger de l’information, on essaie de voir un maximum d’expositions, de visiter le plus possible de musées, de foires et si possible dans le monde entier. On doit voyager beaucoup pour affiner son regard au contact d’œuvres nouvelles, échanger avec le plus grand nombre d’acteurs influents. C’est dans ce contexte qu’il faut resituer les palmarès qui, justement, entendent synthétiser de l’information sur la qualité de l’art, qui est "in", qui est "out", ce qui est "hot", ce qui va le devenir ou ce qui ne l’est déjà plus autant qu’auparavant. J’ai été frappé dans cette recherche de découvrir le nombre incroyable de palmarès qui existent en lien avec l’art contemporain. La demande est frénétique et touche les artistes et les œuvres, mais aussi les autres acteurs dont on cherche à connaître l’influence.

Comment expliquer les premières places systématiques de certains pays comme les Etats-Unis et l’Allemagne, dans ces classements ? A quel niveau la France se situe-t-elle?
Dans pratiquement tous les classements, les Etats-Unis arrivent très nettement en tête, suivis ensuite de l’Allemagne ou de la Grande-Bretagne, puis de l’autre de ces deux pays. Viennent ensuite, nettement plus loin, quelques autres pays tels que la France, l’Italie, la Suisse, l’Autriche, la Belgique et les Pays-Bas. En quelques années, la Chine est devenue très présente, mais essentiellement sur le marché. En forçant à peine le trait, on peut dire que tous les autres pays que je n’ai pas cités ne font guère plus que de la figuration.
L’économie globale des pays joue un rôle mais elle est loin de tout expliquer de cette hiérarchie. Par exemple, jusqu’aux années 1950, la France était au centre de la création contemporaine et du marché de l’art international, alors qu’elle était loin d’être la première puissance économique mondiale. Aujourd’hui, les Etats-Unis et l’Allemagne ou même la Grande-Bretagne jouissent d’une forte légitimité sur la scène artistique internationale et sur le marché ; le succès allant au succès, cela joue en leur faveur. Il est donc moins risqué de miser sur un artiste américain ou allemand qui commence à émerger que sur un artiste français. Et pour cause : aujourd’hui, quand les artistes américains représentent 30 ou près de 50% des artistes internationaux dans certains classements, la France ne pèse plus que pour 4% environ et son poids ne tend nullement à augmenter depuis 10 ou 15 ans malgré les discours rassurants qui sont tenus. Heureusement, à un niveau aussi faible, il ne peut plus guère y avoir d’effondrement pour nos artistes. Mais la reprise sans cesse annoncée se fait toujours autant attendre, il faudrait finir par en prendre conscience.

Y a-t-il une recette magique pour accéder à la notoriété lorsque l’on est artiste aujourd’hui?
Le plus important est d’accumuler les signaux de qualité tout au long de sa carrière, pour rassurer les différents acteurs de l’art qui seront amenés à émettre un jugement à leur tour. Même si les artistes n’aiment pas toujours mettre ce trait en avant, comme si cela devait ôter à leur don, une formation solide dans une école ou une université réputée, dans un grand pays de la scène artistique contemporaine, constitue un atout considérable. Ensuite, trouver une galerie réputée est aussi une étape essentielle. Elle vous défendra, saura vous placer dans les grandes collections publiques et privées, vous montrer dans les foires importantes, vous permettra d’atteindre la critique qui pourra vous adouber et elle vous aidera à obtenir une exposition dans un musée ou centre d’art, qui viendra, là encore, attester de la qualité de votre travail. C’est tout un cursus honorum qui se met en place. Le rôle de la galerie y apparaît de plus en plus central.

Votre dernier choc esthétique?
La Biennale de Venise qui se tient en ce moment présente d’excellents pavillons nationaux, mais elle m’a déçu par sa sélection internationale que j’ai trouvée terne et compassée. De tout cet ensemble très moyen ressortait une œuvre formidable, d’une énergie incroyable, qui pulvérisait littéralement le reste de l’exposition : celle de la jeune Française Camille Henrot, une vidéo époustouflante titrée "Grosse fatigue", quia obtenu le Lion d’argent pour un(e) jeune artiste. C’était amplement mérité, une véritable évidence.

Alain Quemin, Les stars de l'art contemporain. Notoriété et consécration artistiques dans les arts visuels, Paris, Editions du CNRS, 2013
Cnrseditions.fr/

Propos recueillis par Karine Porret

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