Antonia Medeiros, « Le soulier est source de fantasme et de plaisir »

Une famille de cordonniers, une maison remplie de souliers, une passion dévorante pour une bottine lacée… Antonia Medeiros explore la vie de Germain Crèvecœur, chausseur star du début du XXe siècle. Entretien avec l'auteur, à l’occasion de la sortie du premier tome de la saga.

Quelle est la relation de la famille Crèvecœur à l’univers du soulier ?
C’est une histoire de cordonniers sur plusieurs générations, explorant le personnage de Germain Crèvecœur, grand absent de ce premier volet. Le père de Germain, Romain Crèvecœur, voue une passion extrême aux chaussures, le soulier est devenu pour lui un véritable objet de culte. C’est une passion qui le dévore, c’est comme une drogue, il disparait pour s’isoler avec ses souliers. C’est un héritage passionnel dont Germain ne cessera de vouloir se défaire. La mère de Germain, Edith, vient d’une famille de cordonniers – différents des chausseurs en ce qu’ils réparent et ne créent pas. Elle souffre d’être née après une série d’hommes et n’a pas les mêmes avantages qu’eux. Elle vit dans le deuil permanent, évoluant dans un univers qu’elle aime sans pouvoir y accéder. Le mariage forcé avec Romain la plongera encore plus dans l’univers des chaussures.

Pourquoi avoir choisi le soulier comme point de départ d’une saga romanesque ?
La chaussure véhicule une image extrêmement intéressante, en tant qu’elle est source de fantasme et de plaisir. C’était pour moi le moyen de développer le personnage à travers son côté créatif, l’inscrivant dans une relation particulière avec les femmes. J’explore différents types de rapports aux chaussures : le cordonnier, dans une relation pratique au soulier, est au service de différentes catégories de population, des notables bourgeois aux prostituées du quartier. Le soulier ouvrait la porte à toutes sortes de choses, l’excès, la passion… et une certaine notion de féminité dans un univers masculin. Ce sont les hommes qui dirigent, mais l’élément féminin est toujours indispensable.

D’où vous est venu le nom de Crèvecœur ?
Je crois beaucoup au destin. Adolescente, je feuilletais le journal et suis tombée sur la page des avis de naissances. Il y avait un certain Germain Crèvecoeur. Ce nom m’a marqué, j’ai découpé l’annonce et l’ai gardée. C’est un nom de famille fort, si le mot « cœur » rappelle l’amour, « crève » est plus sombre. Le personnage s’est construit autour du nom.

Quel types de recherche avez-vous fait pour la conception des personnages ?
Pour le personnage de Germain, je me suis surtout renseignée sur le processus créatif et technique des chausseurs de l’époque, comme Roger Vivier ou André Perugia. C’est un personnage réaliste : il a lui-même ses propres angoisses et son destin à accomplir. Le personnage de Romain, cependant, est monté de toutes pièces. J’avais l’idée d’un personnage extrême. Il faut toujours qu’il y ait un brin d’indécence pour que ce soit intéressant ! C’est un pur fétichiste.

Une scène marquante ?
Il y en a deux à mon avis. La découverte de la maison de Germain par son fils Raphaël, qui est un vrai reflet du personnage, étrange et démesuré. Sa maison est un mausolée dédié aux chaussures féminines, avec des pièces cachées où peuvent se découvrir des souliers inédits, un peu étranges. Mais aussi celle de l’enterrement : Germain Crèvecœur était un grand créateur. A son enterrement, des centaines et des centaines de femmes éplorées viennent jeter leur chaussures sur son cercueil. Un bel hommage à la chaussure et son pouvoir de fascination.

Un modèle phare parmi tous ceux qui apparaissent dans le roman ?
Je pense à la bottine barette, un modèle qui a fait fureur au début du XXe siècle. Lacée sur le devant, elle épouse le mollet de la femme – ce qui est très osé pour l’époque, non seulement la forme est moulante mais c’est une partie qui n’est pas habituellement montrée. C’est un modèle clé au sein de l’intrigue, entrainant le déclenchement de l’amour fétichiste. Romain Crèvecœur va avoir un véritable coup de foudre pour cette chaussure et va tout faire pour se l’accaparer.

Votre rapport personnel à la chaussure ?
Je suis une passionnée de chaussures. Je trouve surtout intéressante la part de rêve : dans un monde idéal, tout le monde aimerait porter des talons aiguilles ! Qui n’a pas rêvé devant une paire de Manolo Blahnik ? Avant même d’écrire la saga, j’étais sensible aux chaussures. Maintenant, je le suis encore plus : je fais d’autant plus attention à ce que portent les gens. Montre-moi tes chaussures et je te dirai qui tu es !
Propos recueillis par Fleur Burlet

Les Crèvecœur, saga en 4 tomes d’Antonia Medeiros
Les Crèvecœur: Edith (tome 1), Antonia Medeiros (Editions La Bourdonnaye).
Tome 2: sortie prévue en juin 2014

nouvelle-image-bitmap.1.jpg Les Crèvecoeur: Edith (tome 1), Antonia Medeiros, éditions La Bourdonnaye

22037472_p.jpg Une bottine barette des années 1880

final_0334manon-boyer_4x6.jpg Antonia Medeiros (photo Manon Boyer)