Le dernier entretien d’Henri Dutilleux. L’appel de l’au delà
Inhumé ce lundi 27 mai à l’Eglise de Saint Louis en l’île, le musicien décédé la semaine dernière à l’âge de 98 ans, nous avait évoqué sa foi. Une révélation pour l’entourage du musicien célébré au rythme de « Ainsi la nuit ». Extraits du "Plus Bel Age", de Laurence Benaïm, paru le 17 mai 2013 chez Grasset.
« Henri Dutilleux, qui venait tout juste de fêter ses 97 ans, avec la « joie infinie » de voir publier le jour même l’album « Correspondances , -créé à Berlin en 2003 et jamais enregistré, ne me parla que d’amour- Amour de son métier de compositeur, amour des autres, de ses parents, de ce berceau familial si propice à la création. C’est son grand père maternel, Julien Koszul, ami de Gabriel Fauré et de Saint Saens, qui lui avait donné ses premiers cours de piano. Les cours de solfège étaient dispensés tous les matins de 6h30 à 7h30. Enfoui dans sa veste à grands carreaux, l’homme qui ne sortait plus guère, monté par chaise au deuxième étage de son appartement de l’île Saint Louis, où il habitait depuis cinquante deux ans, avait tenu à assister à l’enregistrement de l’album, par l’orchestre philarmonique de Radio France dirigé par le chef Esa-Pekka Salonen. Je fus d’emblée surprise par les courbes mélodiques de ses phrases, la grâce avec laquelle l’auteur des Métaboles (« Linéaire », Torpide, « Flamboyant »), de Tout un monde lointain (« Enigme, « Regards », « Houles », « Miroirs »…) ou de Mystères de l’Instant (« Appels », « Echos » « Prisme », « Rumeurs »…) exprimait son désarroi autant que sa passion. L’amoureux de Baudelaire, épris de toutes les correspondances sonores, me semblait composer une nouvelle partition dans la nuit étoilée. Il commença par s’excuser : « Je sens d’un jour à l’autre le fléchissement de mon existence. J’aurais voulu me montrer plus digne de vous et de ce que vous cherchez à entendre de moi même. » Pourtant, c’est avec une extraordinaire agilité d’esprit, que pareil à cette immense nébuleuse en spirale, à ces astres surgis d’un « halo argenté », traduit en notes, il livrait à sa manière son hommage nocturne à la vie. Tout dans ses mots, révélait, comme dans la « Route des Cyprès » peinte par Van Gogh, et qui lui inspira « Tambours d’Etoiles, » un être pris dans l’obscure clarté du monde. Il était là, au milieu des livres, et face au portrait de Renée Fleming, posé sur le piano, comme sous une lune orange, de celle dont il avait écrit un jour « qu’elle rayonne étrangement dans l’infini de la voûte céleste ». Il me parlait de lui tantôt à l’imparfait, tantôt au présent. « Je ne suis pas trop déçu de ce que j’ai tenté de faire » m’expliqua celui qui demeurait à ce jour, le compositeur vivant le plus joué au monde. « J’ai tout de même fait des progrès » La voix, de plus en plus incantatoire, tenait tantôt du murmure, tantôt du discours, pareille à cette sonate pour piano, offerte comme un songe morcelé, du lied à l’allegro aux contrepoints doux et vaporeux. Il sortait un mouchoir, les mains dansaient devant le déambulateur. J’avais devant moi le début et la fin, la conclusion faite homme, qu’il ne faut pas « rester dans le seul culte du passé », et que ces moments ultimes, en se dématérialisant, prenaient une grâce inédite : « Cette œuvre dont je ne voyais pas la fin, m’a entraîné vers quelque chose de plus que mystérieux, du domaine de la croyance ». Dans ses charentaises à carreaux, Henri Dutilleux, le complice d’Isaac Stern et de Rostropovitch, composait à main levée, une symphonie céleste sans flute ni contrebasson : « Il faut se débarrasser des préjugés, aller vers ce que votre tempérament vous pousse à atteindre. Il faut avoir la chance de rencontrer les êtres les plus aptes à vous maintenir dans ce but. Et puis dépasser ce but, rechercher à exprimer ce qui vous distingue… ». Ses « Mystères de l’instant » joués par vingt quatre cordes, cymbalum et percussion, se réalisaient dans un regard, des mains, des mots, un moment dont vous ressortiez, changé, enrichi. Jamais sans doute, je n’avais entendu une définition aussi solaire de l’éducation : « Mes parents m’ont laissé libre et pourtant, animé des certitudes qui étaient les leurs. Je ne vois pas chez eux, la moindre tentative de contrainte. »
L.B