Sébastien Gokalp: « Robert Crumb a gardé son esprit subversif intact »
Les femmes de Robert Crumb s’emparent du Musée d’Art Moderne de la ville de Paris, le temps de l’exposition « Crumb, de l’underground à la genèse ». Pendant plus d’un an, Sébastien Gokalp, commissaire de l’exposition, a travaillé aux côtés de l’artiste pour mettre en place cette rétrospective riche de plus de 700 dessins. Il décrypte l’œuvre de Crumb à travers sa relation aux femmes.
Les planches de Robert Crumb ont connu leur apogée dans les années 1960 qui furent également l’âge d’or du féminisme : la représentation des femmes par Crumb est-elle une provocation face à ce mouvement ?
Robert Crumb a longtemps été accusé d’être sexiste et misogyne : je ne pense que ce soit le cas. Pendant la préparation de l’exposition, à chaque fois que j’évoquais son rapport aux femmes dans les textes, il corrigeait et voulait que l’on parle de son « amour/haine/peur/ obsession des femmes ». Ces quatre termes sont indissociables lorsque l’on évoque son travail. Il aime les femmes même s’il entretient un rapport névrosé avec elles. Crumb affiche énormément sa sexualité dans son travail. Dans les années 1960, il a fait une parodie de BD pornographiques, qui a brisé les tabous de la sexualité et ouvert le champ de la BD à la dimension pornographique : ce fut une vraie révolution. Il a alors été accusé de faire de la pornographie. Pourtant, Crumb a collaboré une fois avec Playboy : il a aimé et détesté travailler avec Hugh Hefner, en raison de la manière dont Hefner traitait les femmes : d’une manière purement commerciale, loin de toute forme d’humour. Crumb a été très choqué et n’a plus jamais travaillé dans le porno par la suite.
Qui est Bigfoot, cette femme monstrueuse et sauvage qui hante le travail de Robert Crumb ?
Big Foot est la plus grande histoire racontée par Crumb (hormis la Genèse). Cette femme représente une certaine philosophie de la sexualité, elle incarne une idée de la recherche du naturel, du retour à l’état bestial, qui sont des constantes dans le travail de Crumb. La vraie déclaration de Robert Crumb à travers cette femme, Big Foot, est : « Soyez naturels, n’ayez pas recours à cette autocensure, laissez parler votre inconscient ». Il suffit de regarder Big Foot : c’est une femme poilue, quelque chose que l’on ne retrouve nulle part dans l’imagerie érotique. Cette femme est à contre-courant de tous les canons esthétiques.
Justement, qui est la femme Robert Crumb ?
Elle ne répond pas aux canons esthétiques que l’on retrouve dans les différentes représentations de la femme. Elle est imposante, difforme, elle n’est pas belle, elle est grosse, ses hanches sont larges, son derrière aussi : il y a un grand sentiment de liberté qui se dégage de son corps. Robert Crumb disait qu’il ne trouvait pas de femme suffisamment excitante dans les revues et bandes dessinées alors il l’a inventée. La femme Robert Crumb est aussi sa propre épouse, Aline, avec qui il est marié depuis 40 ans, qui suit tout son travail et collabore très souvent avec lui. Un couple libre, très complice, amoureux. Lorsque l’on travaillait ensemble sur l’exposition, il suivant constamment Aline, disant : « Aline me guide ». Robert Crumb est un peu devenu à l’image de cette illustration : l’Amazone aux tresses, cramponné à une figure de femme face à laquelle il est tout petit.
Robert Crumb est un collaborateur régulier du mensuel Causette : une réconciliation avec le féminisme ?
Oui, absolument. Il semble aujourd’hui engagé dans la lutte de Causette. C’est un véritable engagement pour lui. Il a été contacté par le magazine pour y faire une planche. Il y a désormais sa rubrique, avec sa femme Aline. Il faut savoir que Robert Crumb est aujourd’hui entouré de femmes lorsqu’il travaille. Sa femme est sa plus grande collaboratrice, sa graphiste est une femme, son agent aussi.
Retraite dans le sud de la France, rétrospective dans un grand musée parisien et publication d’un travail sur la Genèse que beaucoup de fans désapprouvent : que reste-t-il de l’esprit subversif de Robert Crumb ?
Aujourd’hui, les luttes ne sont plus les mêmes. Nous considérons comme acquises des choses pour lesquelles Crumb luttait il y a quarante ans. Malgré les apparences, il n’en est rien : Robert Crumb a gardé son esprit subversif intact. Sa Genèse garde cette part d’underground et de contre-culture. Suite à son travail sur la Genèse, Robert Crumb et sa femme Aline ont sorti cet album, quelque part autobiographique, sur un couple de personnes âgées qui n’ont que des ébats sexuels, dans différents lieux, squares, etc. Même si Robert Crumb commence toutes ses journées par une séance de méditation, ne boit plus un goutte d’alcool et ne touche plus aux drogues, il garde cet esprit provocateur qui a fait la singularité de son travail.
« Crumb, de l’underground à la Genèse » jusqu’au 19 août 2012 au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris
11, avenue du président Wilson,Paris 16ème
Yeti Woman, 2000, 45 x 35,5 cm
Couverture Fate Magazine (Clark Publishing Company), novembre 2000
Co Robert Crumb
Wife in front of the Record Collection, 2002
Publié dans Aline Kominsky-Crumb, Need More
Love. A Gr Robert Crumb
Crumb dans son atelier, 2011 Sébastien Gokalp