La mode à l’heure de la contrology

Du rififi dans les froufrous.Les 96 passages de la première collection Celine présentée par Hedi Slimane le 28 septembre dernier, n'en finissent pas de susciter un extravagant torrent de haine. Analyse.

« Brûlez Monsieur Dior »: c’est ainsi que Christian Dior avait affronté celles qu’il avait surnommé les « menades en folie », des « dames mi suffragettes mi femmes de ménages brandissant de longues perches munies de panonceaux incendiaires » sur lesquels il était écrit « A Bas le new look », « Christian Dior go home » (1) En 1971, avec la collection Libération, Yves Saint Laurent provoqua un torrent d’insultes : « A quoi rime cet esclavage, cet inconfort anachronique » fulminait France Soir. »Yves Saint Laurent Debacle » (Time). « Frankly, definitively and completly hideous » décréta même Eugenia Sheppard dans le New York Herald Tribune sous le titre « The Ugliest show in Paris » . Dans une moindre mesure, les pulls troués de Comme des Garçons (1982), la Collection Clochard de Dior par John Galliano (2000), ont aussi suscité  bien des réactions négatives, et on l’on pourrait à l’infini inventorier les scandales de la mode.  Mais septembre 2018 marque un tournant. Nous voici entrés dans la nouvelle ère anabaptiste de la mode. Un climat digne d’un horror picture show évangéliste semble annoncer le pire. On a vu des couronnes mortuaires Celine déposées par les philomaniacs sur la tombe de ce qu’elles considèrent salie, humiliée: « leur » marque.  C’est Halloween sur le web, Instagram en mode gore. @loustoppard a allumé les braises la première: cette tactique de la terre brûlée est « horrible » pour les femmes « qui voulaient juste porter quelque chose qui ne soit pas dégradant ». Satan rock, Hedi Slimane fait partie des premiers excommuniés du web. Trick or treat? « Celine est passé dans la chasse d’eau » vomit le Washington Post.

En 1971, les Américains estimaient qu’ils avaient reçu leur lot de décadence: ravage des drogues dures,  réinsertion douloureuses des Purple Hearts du Vietnam, tension des « affaires », avec la publication à l’été 1971 du fameux dossier « Pentagone ». En 2018, leur puritanisme à fleur de nerfs est excité par la crise morale et politique que traverse le pays en proie à un burn out national, et dont la prospérité ne masque plus les failles. Un pays sur le qui vive, où les uns hurlent « lock her up » (enferme la), quand les autres n’en finissent pas de lister les humiliations, les fakes news, les atteintes à la démocratie et aux femmes dont Trump serait l’auteur, le diable vivant incarné. Aux Etats Unis, qui touche désormais au sujet des femmes à part elles semble déjà coupable de harcèlement. Les petites filles sont invitées à  mettre désormais des pantalons sous leur jupe. C’est bien pire qu’au temps où les clientes de Saint Laurent étaient conviées à  enlever leur pantalon jugé décadent. A l’époque, la robe, même mini signait la silhouette de l’Américaine saine et sportive, étrangère à toute forme de dandysme orlandien.

En 2018, Hedi Slimane débarque en terrain hautement sensible. « Pour certains, en Amérique, j’ai aussi le mauvais goût d’être un homme qui succède à une femme » explique Hedi Slimane, interviewé ce 3 octobre par Loïc Prigent au sujet de ce qu’on appelle déjà « La Polémique Céline ». (2)

Le problème c’est que la presse anglo-saxonne juge moins une mode que l’attitude dont elle est privée: cette « légèreté et cette « insouciance » chères à Hedi Slimane venant contrarier davantage un public à bout de souffle et de patience. Visiblement traumatisée par son président, la presse américaine semble agir avec Paris comme un enfant battu devenu père avec ses propres enfants: en les battant.  Comme Trump avec la presse: en la bashant.

Et si la première collection Celine présentée par Hedi Slimane le 28 septembre n’était en fait que le révélateur d’un malaise bien plus profond que ce que les Blue Jasmine du front row veulent nous le faire admettre?  Le lynchage médiatique  dont le créateur de mode est la cible, semble fédérer le nouveau parti des unanimes, contre l’étrange, le bizarre, l’indéfini, ce « shaky ground » dénoncé par @diet-prada  et tout ce qui échappe à la nouvelle morale puritaine. La meute semble moins pressée de dénoncer les esclaves de Daesh, et les affronts faits au corps des femmes transformées en spectres que les agissements d’un « $limane », le revenant fantomatique, accablé de tous les maux. S’il vit à Los Angeles depuis plus de dix ans,  son tort est de ne pas être  soluble dans la culture américaine. Il n’a pas de compte Instagram privé. D’un côté il a refusé d’entrer dans la grande parade dysneylandienne de la mode qui consiste à divertir ses followers. Là où Ricardo Tisci se fait filmer dans l’ascenseur de Burberry, où Virgil Abloh intervient en DJ gourou de la planète sneakers,  lui, se tait. De l’autre, il est en rupture avec les volumes conceptuels et minimalistes édifiés par Phoebe Philo comme autant de remparts pour se défendre contre toute forme d’assaut: gris beige muraille, longs coupes vent d’intouchables, répertoire vestimentaire recyclant l’héritage laissé par Yohji Yamamoto puis Ann Demeulemester et surtout Martin Margiela, à l’heure du #metoo. A la rigoriste esthétique du renoncement, Hedi Slimane  oppose celle d’une ligne borderline, électrisée par des sensations. A la silhouette XL devenue un étendard du bon goût global, a succédé le vertige d’un corps en tension.. Mélancolie, joie, tout vibre en lui, toute la fragilité du monde se décompose en un prisme d’apparitions irréductibles à leur sexe. H le maudit questionne la nuit quand P tapissait le jour de ses certitudes. Enfin, c’est à la presse française que le grand silencieux a choisi de s’adresser, en rupture avec la tradition de la  « preview » dont l’Amérique a toujours été friande. (2)

Les coups partent bas. Cité par l’AFP,  l’Hollywood Reporter se demande si « Hedi Slimane est-il le Donald Trump de la mode? » . »Le spectacle de Celine célèbre un monde super mince, adolescent et presque exclusivement blanc », signale Ellison du Financial Times. Odieux comptage dont Virgil Abloh chez Louis Vuitton,  qui présentait exclusivement des hommes noirs en juillet dernier semble, lui, avoir été épargné. « Il y a deux ans, lorsque M. Slimane a quitté la mode (et Saint Laurent), le monde était différent », écrit Vanessa Friedman dans le New York Times.  « Les femmes étaient différentes … Elles ont évolué. Mais pas lui ».

 

On ne peut qu’être frappé par la virulence des propos, cette rage que vient déchirer la toile trop lisse de la bienveillance obligatoire. Une pestilentielle odeur de vache folle jaillit du smoothie vegan. Tout se passe comme si la critique de mode était passée, pour justifier sa place menacée par les réseaux sociaux,  du côté du procureur. Le commentaire se fait justicier, l’accusation brandie a valeur de manifeste communautaire, réveillant dans un même combat, suffragettes d’hier, bonnets roses et néo-bourgeoises entrées en guerre contre l’homme blanc, colonialiste et dominateur. Slimane l’ange noir de Weinstein?   On mesure la distance qui sépare encore l’Europe des Etats Unis et la nouvelle dictature du « on ». Celle du « female political empowerment » comme celle de la « communauté globale » et l’obligation pour un artiste, quelqu’il soit « d’intéragir » avec elle. Comme Tracey Amin, et son exposition d’artistes « femmes »  sponsorisée par la Deutsche Bank à la Frieze. Comme tous ceux qui croient qu’on fait de l’art avec des slogans et des bons sentiments. Au nom de la tyrannie cool qui ne dit pas son nom.

 

1) Christian Dior et moi, Christian Dior, Amiot, 1957

2)https://www.tf1.fr/tmc/la-mode-by-loic-prigent/videos/5-minutes-de-mode-by-loic-prigent-3-octobre-2018.html

3) Hedi Slimane, entretien avec Laurence Benaïm, Le Figaro, 25 septembre 2018

 

Crédit photo :  photo de la galerie INCAMERA