EMANUEL UNGARO LA COULEUR DES SENTIMENTS

Il avait créé sa maison en 1965 et avait renoncé à son métier en 2004, emportant avec lui les secrets de son maître Cristobal Balenciaga. Retour sur la destinée d’un esthète contrarié par le futurisme, amoureux baroque de la beauté sans fin.

Quoi de commun entre la Vierge au Chancelier Rolin de Van Eyck et la Maesta de Duccio, entre le triomphe de Paolo de Matteis et la robe Diva d’Emmanuel Ungaro ? L’art du drapé, cette manière de façonner l’étoffe, un geste à l’œuvre, élan vital pur, déviations, torsions infinies. Un paysage dansant animé par le regard d’un homme :  son Magnificat, à la source de tout. D’une histoire commencée auprès d’un père tailleur à Aix en Provence, et que prolongeront six ans chez Cristobal Balenciaga, avant la création de sa propre maison de couture en 1965. Une sorte d’absolu irréductible à l’oubli, à la mémoire enfuie de ces robes, ces ombres volages, désormais désincarnées. Si les artistes lèguent à l’Histoire leurs toiles, les couturiers lui tendent le miroir qu’elle finit par briser sans bruit. Ils sont ses mémorialistes de vent, ses anges maudits dont la voix contient l’immatérielle solitude, eux qui ont existé avec et pour les femmes auxquelles ils avaient cru confier un trésor, cette boîte magique : «  Mon histoire, je l’ai cherché dans mes rêves. Ce sont eux qui m’ont poussé. Mon père me tenait pas le bras pour ne pas que je m’en aille. Il fallait que je lui rende ce qu’il m’avait donné, une volonté farouche de se prouver à soi même qu’on existe ».

A l’invitation de Jean Baptiste Huynh et de Laura Ungaro, j’ai retrouvé Emmanuel Ungaro chez lui, à Paris, en juillet dernier.  Après des années de silence,  la conversation reprend, là où elle n’avait jamais peut être réellement commencé. Dans la tiédeur d’une après midi d’été, où même les statues ont chaud, Emanuel Ungaro semble draper des robes avec ses mots, raconte « ce combat permanent avec le tissu, les essayages, avec soi », ce moment « idéal » du dimanche matin, où il était « seul au studio ». Et résume son métier: « Faire sortir d’une surface plane, un rêve ». La silhouette estompée par un ensemble de lin beige, les images reviennent, calligraphiées d’un trait : «  Les manches de Balenciaga, c’était le combat de toute une vie. Il avait un rapport charnel avec ses mannequins. Le silence qui l’entourait était presque tactile. Au studio, on parlait à voix basse ». J’oublie le temps, j’oublie que la semaine de la haute couture s’achève, avec ses kilomètres de tissu et ses femmes invisibles, il n’est question ici que de vertige : Emmanuel Ungaro parle de ses « d’illuminations » surgies de la Sabbioneta, la città idéale du Quatrocento, ou de Lulu, l’opéra d’Alban Berg. Ce faisant, il condense en quelques mots cette forme d’absolu que sont, sur le terrain si friable de la mode, «  l’obsession, la recherche, l’obstination : envelopper la séduction dans des tissus dirigés». A la « rigueur stupéfiante » de Madame Grès qu’il admire, il oppose la « frivolité » de ses drapés plus nerveux, le souffle des excès, la généreuse opulence d’une Italie rêvée : « Diva » (1983), ou la métamorphose d’une robe en un parfum de légende. L’homme qui habille alors Anouk Aimée de cette robe éponyme, peut oser dire qu’il est un « obsédé sensuel ». Une telle expression imprononçable en 2019… A l’époque, l’audace est une forme de politesse rendue à soi même et aux autres : affirmer sa différence. Il avait commencé par des robes géométriques, mais c’est dans la courbe qu’il revendique sa différence. Emanuel Ungaro s’affranchit de l’esthétique néo-classique et du jersey Parthénon, pour aller froisser le taffetas de soie, jouer avec les roses géantes et les pois, les mauves et les turquoises. C’est ainsi qu’il signe ses collections, se défend, fleurs et pois contre peau, loin des poncifs du bon ton. Des décennies plus tard, le geste triomphe, surgi à son tour d’une vision : «  J’imaginais une femme mariée à un homme de mauvaise humeur, avec deux enfants à accompagner à l’école. Celle qui arrachait dans sa penderie une jupe, une veste, un manteau… » Etait-ce la magicienne Alcina ou la guerrière Bradamante, deux héroïnes de l’Orlando Furioso (Arioste), l’une des œuvres préférées du couturier ? Plus forte que tout, l’image redevient scène, moment volé, fétiche cinématographique : Gena Rowlands dans son tailleur de soie, qui sort son flingue de son sac à main. Gloria 1980 par Cassavetes. Cette blouse rose schocking. Cette jupe plissée. Ces talons hauts. « Je voulais libérer les femmes de toute pesanteur. Pour qu’elles plaisent avec leur charme, leur séduction, leur vitalité ».

Un jour, un fantôme qui rit, parmi les vivants. Un autre jour, il s’enfuit. Et c’est aujourd’hui.

Laurence Benaïm