LA COULEUR HAUSSE LE TON

« Il pourra faire tous les métiers, sauf un, créateur de mode », avait prédit le médecin de famille. Tom Van der Borght, double lauréat du Festival d’Hyères en octobre dernier, aime rappeler cette anecdote. D’autant que la confirmation à 27 ans d’un trouble musculaire neuropathique, a agi comme un déclic : « j’ai voulu retrouver mes rêves d’enfant ». Son métier, il en parle comme d’une « catharsis », celle qui a poussé cet ancien étudiant de la Stedelijke Academy voor Shone Kunsten (Belgique), à montrer ses créations, avec la couleur pour arme et complice. Culture tribale, pop culture, rituels, séries TV, les couleurs de la rue et celles des écrans se télescopent, dans un enchevêtrement de motifs et de techniques en mode remix : « Tout jaillit dans la couleur, c’est instinctif. Je m’appuie sur des techniques traditionnelles, artisanales, comme la broderie, le macramé, pour donner une vision futuriste. Je suis un enfant des années quatre-vingt. Mes silhouettes sont des kaléidoscopes.» En pleine crise sanitaire, lurex, raphia, paillettes, témoignent d’un nouvel état d’urgence chromatique. Urgence d’une palette qui hausse le ton, déplace le curseur du bon et du mauvais goût, révèle les peurs et provoque l’émotion. « Les idées noires, je n’ai que ça » dit Tom Van der Borght.

L’APOCALYPSE JOYEUSE

Dans un contexte sinistré, les créateurs de mode sortent de l’ombre et font de la couleur l’étendard d’une identité multiple, dé-genrée, mutante, où l’histoire et le présent se chevauchent. Alessandro Michele, directeur artistique de Gucci aura été le premier ambassadeur de ce kitsch griffé et décomplexé. Dans la dernière campagne maison, musiciens A$AP Rocky, Iggy Pop et Tyler, The Creator sont photographiés en compagnie de Biggy Pop, le perroquet d’Iggy, et de son ami, « un ara hyacinthe au plumage d’un bleu étonnant ». L’heure est aux hybridations, aux fragments retrouvés, aux collages, aux associations, qu’il s’agisse des « rencontres heureuses », (deux carrés de soie en un pour la nouvelle collection Hermès du printemps 2021), ou de la combinaison d’imprimés cousus (Marine Serre), sans oublier les compositions de Virgil Abloh pour Louis Vuitton, et toutes les collaborations réalisées par les marques avec des artistes, de Dior à Stella Mc Cartney. Le triomphe de la couleur convoque autant Andy Warhol et Egon Schiele, que Nikki de Saint Phalle et Kansaï Yamamoto (mort en juillet 2020) : ses performances mode, les costumes réalisés pour David Bowie, ou Ziggy Stardust redeviennent des inspirations capitales.  Fleurs exubérantes, cœurs roses géants, les blousons-patchwork de Charles de Vilmorin sont apparus tels des extra-terrestres pendant le premier confinement, en mars dernier. Le petit prince de la mode multiplie les performances, et vient de signer les costumes de Walk Away, le clip de @mottronmusic et @lebonlebon (Charlotte Le Bon).

 

Explosive, stridente, la couleur donne le signal.  Affranchie d’un carcan, l’imaginaire se déconfine à son tour, revient aux sources d’une histoire que les palettes sens dessus dessous expriment avec panache. A Paris, Michel Klein convoque ses souvenirs de voyage dans un travelling brodé haut en couleurs, de l’Asie à l’Afrique. Kevin Germanier rend au « glam » ses roses et ses ors, à partir d’éléments puisés dans les débris de la société de consommation.  A Lagos (Nigeria) Thebe Magugu, s’inspire du pop art pour raconter l’histoire des femmes du continent africain. La couleur redevient langage, totem, elle permet de détourner les codes, dans le sillage des artistes biberonnés aux mangas et aux jeux vidéo. A force de manipulations numériques, certains la pixellisent en liberté, on pense au « beurcore » de Sara Sadik, -bordelaise d’origine marocaine et algérienne- et à la  « yellowtude » de la chinoise Yao Quingmei, présentée par la galerie Luisa Wang, lors de la dernière édition d’Asia Now.

ART ET MODE

Entre art contemporain, mangas, et costumes de scène, la couleur incendie le vestiaire autant que les séries, où le vêtement comme le maquillage donnent le ton. En témoigne le succès d’Euphoria : la make up artist Doniella Davy fait école avec ses ombres à paupière arc en ciel, et ses larmes de cristal sous l’eye liner. Tout en fêtant ses dix ans de collaboration avec la marque espagnol Disigual, Christian Lacroix affirme : « La couleur est une ode de vie, un symbole d’énergie, de plaisir. Nous travaillons sur des inspirations exotiques ou historiques, folkloriques ou ethniques. Du Nord au Sud, et d’Est en Ouest, on ne trouve guère de vêtements traditionnels basés sur le noir, à part peut-être ceux de religieux stricts sinon intégristes, quelles que soient leurs croyances ». A contre-courant de « l’obscurantisme », la couleur rime pour lui avec « innovation, progrès, lumière. Les Lumières du dix-huitième siècle, c’est la peinture, c’est le fauvisme, c’est l’expressionnisme : ce n’est pas un hasard si Matisse est exposé au centre Pompidou, si les jeunes designers emploient la couleur comme directement sortie du tube… »  Christian Lacroix promet : « La couleur ne tardera pas à détrôner en décoration la vague de non-couleur, celle qui a submergé même la Provence sous prétexte d ’élégance. C’est bien cette globalisation tous azimuts, aseptisée, bienpensante, dont nous nous départissons aujourd’hui, pour retrouver la vérité des racines. Ce n’est pas de la nostalgie, mais de la sagesse »

 

Entre réenchantements et inquiétudes, comment imaginer que cette couleur puisse se révéler en dehors d’un monde virtuel ? La rue n’est pas étrangère au phénomène. Tous se passe comme si entre les bonnet roses et les servantes écarlates en faction devant la Maison Blanche, la couleur allumait ses feux de détresse. Anti-héros, le clown reprend du galon, métaphore vivantes et grimée de la peur, cristallisant nos angoisses devant la mort, la perte des repères. Les visages grimés façon Joaquin Phoenix dans Joker (plus de 788 millions de dollars au boxoffice mondial), les autoportraits en technicolor de Cindy Sherman (à laquelle la Fondation LVMH consacre une rétrospective majeure), témoignent de la fascination qu’exercent l’auto métamorphose au moment où justement les carnavals sont interdits pour raison de pandémie. « La couleur accompagne le chaos du moment » poursuit Christian Lacroix. « Les périodes de fièvre, qu’elles soient dues à un hyper-optimisme -les années quatre-vingt- ou de colère et d’angoisse mêlées comme aujourd’hui, sont des périodes saturées en couleur telles que l’ont été les veilles de guerre. Les années dix avec Paul Poiret et la peinture de son temps, les années trente avec Schiaparelli et les artistes du moment. La couleur donne une adrénaline qui manque au quotidien, elle booste, elle porte, elle encourage, elle crie. C’est une thérapie dont nous avons tous besoin. »

 

Laurence Benaïm

 

 

Photo : Carré cheval punk en cachemire et soie, 100cm, Hermès, printemps-été 2021