Fabrice Luchini, fixeur de vertiges

Le héros de "Ma Loute" triomphe à guichets fermés au Théâtre Montparnasse, alors qu'il reçoit le Prix Coupole pour Comédie Française

Le cahier qu'il tient en main est-il rempli de pages blanches ou imprimées? Le luxe de Luchini est de donner l'illusion qu'il lit alors que tout est en lui, au fond de son corps et de sa mémoire… Des "rousseurs amères" de Rimbaud aux propos de Valéry sur la "clarté du silence" français. Ne félicitez pas un acteur sur sa mémoire, lance-t-il en riant.. "C'est comme dire à un danseur qu'il est souple". Pourtant, pendant deux heures, le voici, chemise blanche, un peu engoncé dans son jean, redevenu sur la scène du Théâtre e Montparnasse le jeune homme qu'il n'a cessé d'être, prouvant que la poésie n'est pas seulement le monde enfermé dans l'homme cher à Victor Hugo, mais un esperanto.

Titi Alceste aux lunettes qu'il égare parmi trois tables qui lui servent d'appui scénique, pour incarner tous les autres lui-mêmes, ou comment l'apprenti coiffeur des Abbesses  a trouvé la révélation de la littérature par Céline, le Voyage au bout de la nuit, que lui donne un ami voyou. Début d'une histoire, suivie par une éducation autodidacte dont il décompose l'itinéraire, le 26 avenue Pierre 1er de Serbie, où lui donne rendez-vous Rohmer, et puis  la moquette si épaisse de l'immeuble de Lebovici, producteur de l'avenue Marceau, "où il aurait même dormi sur une marche", ce mot enfin: "Faites du théâtre, ils sont moins exigeants. Le problème, c'est que vous n'êtes pas sexué". Le voici qui s'imite dans Perceval le Gallois, mais bien sûr les autres, de Hollande à Jouvet le magnifique en passant par Ségolène en posture évangélique, sans oublier Johnny Halliday, très quoi ma gueule. On passe du grave au comique, de la tendresse aux aigus, de la virtuosité à l'impro, du Bateau Ivre de Rimbaud à la lettre d'injures de Céline à Sartre.

À la différence d'un Jacques Sereys, il lit un passage d'un Amour de Swann. Et s'envole littéralement avec Labiche, rejouant le boulevard pour les "femmes culturelles" qui en redemandent, ceux dont il déplisse la mauvaise humeur. Deux heures pour rire, pour dire et redire, que la véritable identité de la France, passe "par la langue". Il remercie le public d'avoir joué avec lui, de lui avoir offert ce silence là, baigné d'admiration, d'émotions et d'envies de retrouver vite ceux qui nous appellent, Rimbaud en tête. 

"J 'ai vu le soleil bas, taché d'horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !
J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !"

Théâtre Montparnasse, 31 rue de la Gaité, 75014 Paris