Lausanne, mars 2019

MICHELE MATHIEU-SAINT LAURENT : « YVES, MON SOLEIL »

Elle était née six ans après lui, et elle l’associait à la joie de son enfance à Oran, en Algérie. Le 5 février dernier, la soeur d’Yves Saint Laurent s’en est allée, le corps rongé par un cancer, mais le coeur plein de souvenirs intacts et solaires.

Les grues ont enlevé une à une les plantes, dépouillant la terrasse de ses bougainvillées, citronniers, souvenirs polychromes d’un dernier été méditerranéen au bord du lac Léman. Il pleut à Lausanne. Au 11 rue du Liseron, le balcon filant est vide, l’appartement sous scellés. Les cendres seront dispersées le 23 février, comme elle l’a décidé, et ce jour là, Magda la soprane russe chantera son aria favorite, « Oh mio babbino caro », de Puccini. Michèle Mathieu-Saint Laurent a dit au revoir à ses amis proches, à ses trois enfants, Laurent, Claire, Pascal, à ses six petits enfants, comme à l’orée d’un voyage, une traversée de l’autre côté du miroir. Deux jours avant sa mort, elle ironisait encore: « La dame qui va venir pour la piqure est très jolie. C’est quand même agréable non? » Parler d’elle à l’imparfait, c’est oublier son rire, il aura été jusqu’au bout son complice, son tuteur, sa raison de vivre, de survivre, sa lumière intérieure. « Même quand j’ai mal, je rigole. Avec Yves, dans les moments graves, nous avons toujours ri. Quand je prendrai ma potion létale, je rirai encore. Pourquoi m’arrêter? » Il y a six ans, elle avait choisi de venir vivre en Suisse, où l’euthanasie active est légalement autorisée par « administration de substances pour réduire les souffrances » Après onze ans de chimio, et une première rémission, Michèle Mathieu-Saint Laurent, qui se savait condamnée, a fait appel un organisme fournissant aux résidents de suisse romande « la possibilité de recevoir une aide au suicide ».

« Ne pas passer à côté de ma mort »

En 2013, après la mort de son mari , elle choisit de venir s’installer dans une ville qu’elle ne connait pas, s’offre même le luxe, en mars 2019, d’une répétition funéraire dansante, autour d’un coeur géant de quinze mille roses fraîches assemblées par les fleuristes Italo et Marinette. Depuis, la souffrance physique a fait son chemin, les métastases ont envahi son corps. « Je déteste cet état de mal être. Si j’ai attendu 2020, c’est pour mes amis, parce que leur amour m’a soutenue… ». Six ans de voyages, de rires, de dîners, de fêtes, pour dit-elle, s’offrir « une vieillesse heureuse, aussi gaie que l’enfance ». Et surtout s’épargner la douleur de la dépendance, celle qui réduit un être en fin de vie à une ombre de spasmes et de douleur. « A la fin, Yves, c’était affreux. Il a commencé par être sur une chaise roulante. Et puis il n’a plus pu se servir de ses bras. Tout s’est dégradé, il est tombé dans le coma » dit-elle à propos de son frère, décédé le 1er juin 2008 sans savoir qu’il était attaqué par une tumeur au cerveau.  » Maman, c’était encore plus moche. Je l’ai vue, cuivrée. On aurait dit une statue sortie de la boue. Je ne veux pas qu’on me voit morte…. »Et d’ajouter: « J’ai eu une enfance merveilleuse. J’ai raté ma vie. Je ne voulais pas passer à côté de ma mort. J’ai toujours dit que je viendrai en Suisse pour mourir. »

Née le 25 juillet 1942, à Oran, en Algérie, Michèle Mathieu-Saint Laurent, était la petite soeur d’Yves Saint Laurent, de six ans sa cadette. « Yves m’a coupé les cheveux à la Zizi Jeanmaire. Il m’a habillée en princesse. Je ne devais pas bouger. Sinon, il me pinçait. Il me drapait de dentelles, m’interdisait de bouger et il disait à la bonne, « si ma mère arrive, dites lui qu’une personne importante l’attend en haut ». Il nous avait emmenés au théâtre voir le Capitaine Fracasse. On pleurait comme des madeleines. Il avait tellement honte qu’il nous pinçait encore… A la sortie de l’école, il aimait m’attirer dans une petite rue adjacente pour me faire danser jusqu’au vertige, sans jamais me lâcher. C’était un tourbillon, entre joie et silence. Nous n’avons jamais rien su de tout ce qu’il avait enduré de la part de ses camarades qui le trouvaient trop différent d’eux. Il vivait la tête pleine de personnages, de rêves, d’inspirations : c’est ainsi qu’à treize ans il a écrit et illustré « Parlez moi d’amour », et même recopié « Madame Bovary » de Flaubert. Sa chambre était son refuge, il y dessinait, il y peignait, nous n’avions pas le droit d’y pénétrer…. »

Michèle est également l’aînée de Brigitte Mathieu-Saint Laurent, dont elle apprend, adolescente, que cette dernière n’est en fait que sa demi soeur, reconnue pourtant par Charles, leur père. Bien des secrets vont hanter cette famille bourgeoise aux sangs mêlés, champenois, lorrains, bressans, ardennais, alsaciens, belges, espagnols, et même indiens.. Elle se passionnait pour ses dernières révélations ésotériques. « Notre aïeule Emilie Leblond était née à Veracruz et avait servi de modèle à Bartholdi en 1863 pour représenter l’Océanie… Son père naturel faisait partie d’une société secrète, vénérant Isis, la féminité sacrée. Yves aurait adoré… » Avec Michèle Mathieu Saint Laurent, le passé enfoui ressurgissait d’un trait. Aussi pétillant qu’une coupe de champagne, aussi rafraichissant qu’un bain de mer, un rêve auquel elle n’avait jamais renoncé: son enfance, dans cette maison aux murs tapissés d’oeuvres du fils roi.

« Nous étions deux familles à partager ce lieu situé aux confins du Village Nègre » se souvenait elle.  » Au 11 rue Stora, nos cousins Catherine et Patrice vivaient au premier étage, et nous en bas. Entre les deux il y avait la « petite pièce ». Yves y avait installé une planche soutenue par deux briques. Là, il jouait tous les personnages de Carmen, Il nous faisait danser avec les bas noirs de la concierge. Il nous pinçait pour qu’on fasse les choses bien. Ma cousine était Don José. Et moi Carmen qui le suppliait. La foule, c’était Brigitte, la fille de la bonne Aline, et un espèce de crétin, Paul, qui toute la journée prenait le combiné téléphonique et disait « Allo, allo le cul dans l’eau ». Yves avait placardé un papier sur lequel était rédigé : « Ce soir, répétition ». Il nous tapait dessus pour qu’on arrive à faire les figures. Yves nous invitait également à des présentations de haute couture, à des spectacles, c’était son « petit théâtre ». Les spectacles, c’était pour la bonne, le vieil oncle Jules, la tante Berthe, qui venaient de la campagne passer deux ou trois jours à Oran. Quand nos parents sortaient, Yves aimait nous faire peur. Il avait des jeux étranges. Un jour, il nous a fait marcher tout autour du lit en criant Gestapo Gestapo… On montait sur le lit, le lit devenait un bateau, et le bateau sombrait. On arrivait dans un château avec des chandeliers, des bras qui sortaient des murs. Ses mots nous entraînaient vers l’inconnu….Nous étions terrorisés, fascinés, ivres d’Yves et de ses sortilèges. » Michèle Mathieu-Saint Laurent aimait parler d' »Yves cachottier » qui avait fait acheter par Lucienne, leur mère, « Zouzou Rock », un cabanon à Trouville, la station balnéaire située près d’Oran, où la famille passait week end et vacances.

Pour Michèle, l’âge d’or se termine au moment où Yves choisit d’aller vivre à Paris, en 1955, avant de devenir à 21 ans, à la mort de Christian Dior, le plus jeune couturier du monde. Il écourte son nom. « Au début; il revenait pour dessiner, et nous reprenions les mêmes jeux, avec la même inconscience, jetant des pommes de terre sur les balcons des voisins, organisant des surprise parties. Dehors, c’était la guerre. Les évènements avaient commencé, la situation s’est aggravée au point que nos parents nous ont fait partir ma sœur et moi à Paris, Ils ont quitté Oran, pour se retrancher à Trouville, Papa avait caché un revolver dans la cheminée. Un jour, ils ont failli mettre le feu. » Le départ a lieu en 1962, juste avant le massacre d’Oran survenu en juillet. « Nous ne sommes plus jamais retournés en Algérie. Au moment de leur rapatriement, nos parents se sont séparés. Quelque chose s’est brisé, mais les images ont survécu à tout ».
Une autre vie commence. « Quand on a été jetés d’Algérie, je me suis mariée ». En 1963, Michèle épouse Charles Levasseur, le médecin parisien qu’elle a rencontré par l’intermédiaire du mannequin vedette Victoire Doutreleau -chez laquelle elle loge à son arrivée d’Oran- et d’Yves. « Mon mari soignait Yves. A un moment, il lui faisait même des piqures d’hormones mâles… » Michèle est une jeune femme effacée, elle se maquille, se coiffe comme Victoire, mais ni le mascara cake noir, ni les cheveux abondamment crêpés ne dissimulent pas sa timidité. Au 1 avenue Montaigne, elle va vivre dans l’ombre, en recluse aisée, pourtant voisine de la maison de couture, où un jour, son frère l’appelle pour venir venir coudre exceptionnellement une robe, lors d’une collection. Avenue Marceau, rue de Babylone, les retrouvailles sont de plus en plus espacées. « Mon mari n’aimait pas ma famille. Et Pierre Bergé nous tenait à distance. » Elle sera par exemple totalement exclue de l’héritage. Mais à sa manière, elle a toujours eu dans la vie la force irréelle que son frère glissait dans ses créations. Cette dignité de l’allure. Pour lutter, traverser le miroir, radieuse. « Et maquillée, jusqu’au dernier jour ».
Il y a quelques jours, Michèle Mathieu-Saint Laurent nous confiait encore: « Je n’ai aucun regret. Je n’ai été ni une épouse modèle, ni une mère exemplaire. J’ai juste eu une enfance extraordinaire et six ans de bonheur à Lausanne. On ne peut pas tout avoir. » C’est avec Sébastien Garsault, le premier ami rencontré à Lausanne, qu’elle a partagé son dernier petit déjeuner.  » Ne pleures pas. Je veux partir vivante. Et n’oublie jamais de rire » lui a-t-elle dit. Jusqu’au bout elle aura aimé lire avec lui le poème de Saint Augustin: « L’amour ne disparait jamais. La mort n’est rien. Je suis seulement passé dans la pièce d’à côté. (…) Je suis moi et vous êtes vous. (…) Ne prenez pas un air solennel ou triste. Continuez à rire de ce qui nous faisait rire ensemble (…) Priez, souriez, pensez à moi. (…) Je vous attends. Je ne suis pas loin. Juste de l’autre côté du chemin. Vous voyez, tout est bien ». L.B