Lina Ben Mhenni: »Il y a de plus en plus de femmes voilées »
Lina Ben Mhenni, 29 ans, est une journaliste et blogueuse tunisienne, également professeur d'anglais à l'université. Très active, cette cyberdissidente a fait de la liberté d'expression et des droits de l'homme son combat. Son blog, A Tunisian Girl, était censuré sous le régime de Ben Ali. Pendant la révolution tunisienne, elle publiait photos et vidéos des manifestations et des opérations de police. Elle est ainsi devenue une des porte-voix de l'opposition et du printemps arabe. En 2011, elle était dans la short list des nominés pour le Prix Nobel de la Paix. Plus d'un an après la chute du dictateur, elle se dit déçue et inquiète de la victoire électorale du parti islamiste Ennahda. Pour elle, la révolution, loin d'être achevée, a été confisquée au peuple.
L’arrivée au pouvoir des islamistes a-t-elle fait changer la situation des femmes ?
Les Tunisiennes ont toujours été libres, et sont souvent un modèle dans le monde arabe. Elles sont éduquées et ont conscience de leurs droits. Elles étaient et sont toujours dans les premiers rangs des manifestations. A chaque fois que le parti islamiste tient des propos inquiétants sur la condition des femmes, la société civile réagit.
Assiste-t-on à des changements de look au sein de la population ?
Il est clair qu’il y a de plus en plus de femmes voilées dans les rues, et des femmes qui portent le niqab (ndlr: voile qui couvre le visage à l’exception des yeux). De plus en plus d’hommes se laissent également pousser la barbe. Pour autant, même si je suis certaine qu’aucune loi n’imposera aux femmes de porter le voile intégral, je redoute une pression sociale. Ce qui me dérange, c’est lorsqu’il est porté sous la contrainte. Sous l’ère Ben Ali, le voile était interdit, bien qu’il se soit développé dans les dernières années de son règne. En tant qu’enseignante, ce qui me pose problème dans le voile intégral, c’est de ne pas avoir un contact direct avec la personne. Mais je n’ai jamais empêché une étudiante voilée d’entrer en classe. C’est son droit et cela ne me concerne pas. Si une femme porte le voile par conviction personnelle, je n’ai qu’à respecter son choix, c’est ça la démocratie. Je ne veux pas que l’on intervienne dans mes choix vestimentaires, alors je n’ai pas à intervenir dans ceux des autres.
De quoi la recrudescence du voile intégral est-elle le signe ?
Le voile intégral ne fait pas partie de nos traditions. La Tunisie a plus de 3 000 ans d’histoire, un pays fait de cultures qui se sont mélangées, les Arabes, les Musulmans mais aussi les Romains, les Carthaginois, les Berbères. Ce voile intégral, c’est quelque chose de nouveau, étranger à la Tunisie. J’y vois l’influence des pays du Golfe, une nouvelle forme de colonialisme, et peut-être le signe d’une islamisation de la société. Mon arrière grand-mère ne l’a jamais porté. Nos coutumes vestimentaires sont colorées, joyeuses, rien à voir avec ce truc noir morbide.
Vous a-t-on fait comprendre que votre tenue n’était pas « convenable » ?
Des menaces, j’en reçois tous les jours sur internet. J’en recevais déjà sous Ben Ali. Mais je n’ai reçu aucune pression vestimentaire de manière directe. Les insultes se cantonnent au monde virtuel, personne ne m’a jamais rien dit dans la rue sur le fait que je ne porte pas le voile. Je crois que le problème est ailleurs. Dans le fond, ce qu’on me reproche, c’est d’être femme. D’autres blogueurs ont été médiatisés durant la révolution, mais n’ont pas été autant attaqués que moi. Une femme doit se taire.
Etes-vous inquiète pour l’avenir de la Tunisie ?
La révolution n’a pas été réalisée, elle a même été confisquée. Aujourd’hui, il y a toujours des violences policières et un manque criant de justice. Heureusement, il y a une société civile consciente qu’il faut agir. Une société qui apprend le jeu de la démocratie. Ma mère est de toutes les manifestations, ma tante voilée ne cèdera jamais sur ses droits. La situation est critique, ce ne sera pas facile, mais les femmes ont toujours résisté, on est là.
Interview Céline Hussonnois Alaya