ALBER ELBAZ par ALEX KOO
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ALBER ELBAZ, REVELATEUR DE TALENTS

En décembre dernier, l’Institut Français de la mode a accueilli pendant deux jours Alber Elbaz à l’occasion d’une master class hors normes. Récit d’une immersion.

Blond, pieds nus dans ses chaussures lacées, il débarque à l’IFM (Institut Français de la Mode), sans manteau, mais avec sa valise. Comme un étudiant parmi d’autres, ou presque, s’il n’était obligé de se rendre le soir même à Londres au dîner des Fashion Awards. L’événement a été initié par Xavier Romattet, nouveau directeur de l’école depuis 2019: neuf élèves, -huit filles et un garçons- originaires de Corée, Estonie, Mexique, Canada, Espagne, Brésil, Thaïlande, tous en première année de Master « Womenswear » sont au rendez vous. Jusqu’au dernier moment, l’information a été tenue secrète. On leur avait parlé d’une surprise. Et c’en est une. Il y a tout juste un mois, il annonçait son retour dans la mode, et la création de sa start up AZFashion, avec le groupe Richemont. Il ne s’était pas exprimé publiquement. Voici donc le transfuge de Lanvin tel qu’en lui même, avec son grand cahier noir aux pages griffées de notes en hébreu, faisant siennes les questions de Pavarotti. « Qu’est ce qui est important dans la vie ? Avoir du talent ou être célèbre, travailler ou communiquer » ? Il a tout prévu pour que tout devienne imprévisible. « Dans ce monde virtuel, nous avons besoin de ressentir, de toucher les gens autant que les tissus. ». Pas de wifi donc, pas de documentation, pas d’archives à disposition. L’idée n’est pas de copier, de reproduire, ni de faire la plus belle robe : mais que chacun réalise la sienne, avec trois mètres de tissu et bien en trois dimensions. « Parce que la mode, ce n’est ni un devant, ni un derrière, c’est ce qui se passe entre les deux. »

Les mannequins Stockman sont au garde à vous. Au début, l’atmosphère est un peu tendue, aussi glacée que les règles de métal sur les tables blanches. « Ne vous parlez pas. Vous êtes chacun sur une île… » Les deux jours seront répartis en deux séquences extrêmes : tissu noir, semi obscurité, café et chocolat noir le lundi, tissus en couleur, lumière du jour, bonbons et eaux assorties le mardi, le tout dans une alternance étudiée entre rythmes sombres (de Cure à Bjork ) et notes joyeuses, disco, Cher, Abba, les Suprêmes. Le premier jour, l’atmosphère est digne d’un laboratoire où des petites mains semblent modéliser des ombres. Des stores baissés plombent le décor. Le jersey Milano laisse les plis ronds, immobiles. Le lendemain, la pièce semble métamorphosée en studio de création, la couleur apportant avec elle ses bruits, son chaos, ses grincements, son instabilité. Le tissu est plus fin, il fuit. On doit parfois le mouiller. Les machines à coudre Juki ronronnent, les caméras clignotent : celles des élèves de la section Image. En jeux jours, les masques tombent, les chakras s’ouvrent. « Peu importe si votre robe devient un sweatshirt. Il faut parfois se battre avec la matière, la laisser écouter ce qu’elle a à vous dire ». Alber Elbaz le dit, le répète, il n’est pas là pour juger, ni pour corriger, mais pour transmettre la possibilité d’aller chercher au fond de soi le plus rare: « nous sommes tellement saturés d’images et d’informations qu’il manque une place pour l’essentiel, le rêve. My name is Alber, good luck. Je suis le troisième oeil. Je veux vous aider à accoucher de vous même ». Sur place, il passe d’une robe à une autre, comme un médecin auscultant ses patients, un master chef dans une cuisine imaginaire. Autour de lui, Vim, directeur technique, et Vania, la professeure : « Ces élèves sont en première année. Ils rêvent tous de travailler dans le luxe. Ils sont pleins de doutes, de questions. Tout est aujourd’hui plus cloisonné, et la compétition est de plus en plus sauvage » assure t-elle. Vania et Vim ont respectivement travaillé avec Alber Elbaz chez Lanvin pendant plusieurs années. Si d’aucuns l’ont oublié, cette maison fut de 2001 à 2015 une école d’où sont sortis des chefs d’ateliers, des directeurs de studio, des présidents actifs dans toute l’industrie de la mode.

La complicité est totale. Un regard, un mot, les yeux sont dans les mains, en quelques secondes les épingles organisent le mouvement, les volumes dessinent une allure, on cherche un bras, puis un autre, d’une flaque noire, la robe surgit, comme une présence. « Est ce que tu veux parler avec le tissu où le contrôler » ? Jisoo, Sofia, Yasmin , Yanisa et les autres, observent les transformations en silence. Clément, géant de vingt quatre ans au regard d’ange, commente : « Ses conseils engagent une discussion. Alber Elbaz ne vous donne pas de consignes. Il nous aide à sortir le meilleur de nous mêmes. Pas en disant « c’est beau », « c’est moche », mais en nous faisant avancer ».

Avec Alber, tout part d’un mot, d’une histoire. La Joséphine de Beauharnais de Clément s’est diabolisée sous l’influence de Justin Mortimer et des peintures de Dan Witz. Le poncho raide et noir de Tania Marcela cherche sa destinataire. « Il faut aller au delà de la tristesse. La fin est toujours le début de quelque chose. Rend ta veuve joyeuse. On est à Paris, non ? ». Peu à peu, la robe va prendre sa place, altière, à la fois conceptuelle et charnelle. Alber donne et prend. N’hésite pas à enlever l’écharpe de Sejin Park, qui épingle depuis des heures une robe inspirée par le « vide ». Il la drape, la noue, lui demande même de poser avec la robe, devant le miroir. Comme pour lui arracher cette retenue qui la paralyse. Bientôt les mouvements s’amplifient, le geste se libère, les crayons se renversent, au milieu des craies, des pinces, des boites d’aiguilles.

« Bon, là, on est un peu au milieu de l’océan, essayons de nager ensemble ». Frida l’Estonienne fond en larmes derrière ses lunettes hublot. Une punkette aux cheveux framboise va chercher les couleurs dans le cercle magique de son Ipad pour dessiner des plis. Un véritable shiatsu digital que conclue un combat physique avec le tissu. « Essaie de travailler avec le corps, pas contre lui ». Les élèves retrouvent la « tactilité » perdue dans l’usage compulsif des réseaux sociaux. Fashion catharsis ? Sans doute, la lumière est là, à l’image de ce que Xavier Romatet, veut impulser à cet établissement de 790 élèves (contre 250 en 2018), regroupant désormais les effectifs de l’école de la Chambre Syndicale de la haute couture. « Faire de l’IFM, une référence mondiale à Paris, et créer une synergie entre création, technique, entreprises, industrie ». Najib, ingénieur textile, élève en sixième année, au sein du Master Management, le pressent : « La venue d’Alber Elbaz va dans ce sens là. Les planètes sont en lignes ».