MONSIEUR CARDIN FOREVER

Un jour, Pierre Cardin me reçut dans son bureau capharnaüm où les flacons de parfum postiche et les photos cartonnées, Cardin avec Castro, Cardin en cosmonaute, Cardin en Chine,  jouxtaient une toile de Poliakoff  trouée. « La vie m’a donné la chance de travailler encore. C’est comme une drogue ». Il me parla de son Palais des Lumières aux cinquante ascenseurs : « Moi, je prendrai le dernier étage. Là-haut, on voit l’infini. »  Il restait intarissable: « Je fais des maisons mushrooms. Je suis très écologique ». Je me souviens de ses mains, des mains de coupeur, énormes, massives, des mains à coller une sacrée trempe au monde,  avec ses chemises de polyester et ses cahiers d’écolier dans lesquels ce milliardaire continuait de consigner, jour après jour, ses dépenses et ses recettes, signant lui-même les chèques de ses employés.  Pierre Cardin n’aime pas le passé.  Pierre Cardin demeurait  l’homme lune, en perpétuelle rotation autour de la Terre. Citoyen planétaire, il vit à l’heure d’un présent atmosphérique. Le cercle serait sa métaphore absolue. Ses robes soucoupes, ses ceintures-cibles, ses maisons-champignons, ses chapeaux satellites ne sont que les éléments visibles de cette conquête  spatiale initiée d’abord par le cosmos, la science et l’univers. « Terre, soleil et lune sont de pures créations de l’infinité » assurait cet extra terrestre qui avait vu de sa fenêtre défiler un bon nombre de Présidents de la République…

Avec lui, tous les souvenirs défilaient en boucle, il n’était pas obligé de se pencher pour aller les puiser dans le trou noir du temps. Ce jour-là, il me parla pour la énième fois de sa rencontre avec Fidel Castro, et avec tous les chefs d’Etat, qui firent de lui le couturier le plus officiel et le plus négligé de la République Française, malgré les honneurs et les médailles. Pour lui, l’hexagone n’était qu’une simple figure géométrique. Un thème d’inspiration pour ses tours improbables, ses combinaisons de Spoutnik, son monde improbable où se croisaient Christian Bérard et Madame Chirac.

Sa foi dans le futur était inébranlable. Elle résistait à toutes les épreuves que la vie inflige aux êtres et aux objets. Dans son bureau encombré de posters, de livres et de poussière, le visiteur pouvait remarquer une toile de Poliakoff déchirée à un endroit. Pierre Cardin y avait simplement mis un bout de Scotch. Il zappait,  il zippait, il fonçait, immobile, imperturbablement vêtu d’un costume et d’une chemise dont le pourcentage de Polyester ne nuit pas à sa santé de fer. Pierre Cardin répondait présent. Dominé par cette force inimitable que son regard d’un côté, ses mains de l’autre, protégeaient de toute malfaisance. Des yeux noirs. Des doigts de coupeur. C’est à Pierre Cardin, alors modéliste, que Christian Dior, doit la réalisation de sa première veste Bar, celle qui fera de lui l’inventeur consacré du New Look. Il se souvient, bien loin de la légende fleurie du « Paris revit », avoir repassé longtemps les basques au fer, les avoir rembourrées avec du coton acheté à la pharmacie avenue Montaigne, à l’époque où celle-ci était encore une avenue, et pas encore un mall à ciel ouvert. Mais le temps de Christian Dior était et demeure celui des bals. Celui de Pierre Cardin sera celui des soucoupes volantes. Quoi de commun entre les corsets, les bustiers, la culture de la parure de Christian Dior, et le cosmocorps de Cardin, attentif à considérer toute silhouette comme un mobile dans l’espace, et les robes comme de pures formes ?

 

Si Christian Dior a marqué le « retour à l’art de plaire », Pierre Cardin a cherché à effacer toutes les réminiscences de la Belle Epoque. Lui qui a bien connu Jean Cocteau, a signé les costumes de la Belle et la Bête, et fut l’amant de Jeanne Moreau, avec laquelle nous devions organiser une séance de photo, qu’elle annula à trois reprises. Tiens, un dessin de Bérard traîne par terre, sur la moquette tachée. Je sais qu’il a tourné la page. Entre deux crises de toux asthmatique dans son bureau, je me souviens de cette série de mode que nous avions organisée sur l’île de Vulcain en 2010, en hommage à ses soixante ans de création.  Il n’avait voulu envoyer aucun vêtement. Ceux là avaient voyagé, accompagnés.  Comme dans un film catastrophe les problèmes s’étaient enchainés : le directeur de la communication foudroyé par une piqûre d’insecte géant, l’orage terrible transformant les créatures en astéroïdes sous la houle. Violente, colérique, comme lui.

Peu d’hommes en ce monde, pouvaient  affirmer : « Mon destin c’est demain ».Avec Pierre Cardin, le présent se conjuguait au futur. Un présent prophétique, résumé en une formule, « le luxe multiplié par la masse ». Sans doute parce que « le succès véritable ne s’exprime pas en privilèges mais en popularité ». Ses robes, pareilles à des structures organiques, semblent avoir été construites dans un atelier spatial. Ses meubles, comme autant de météores utilitaires, ont participé à cette fusion entre sculpture et architecture, à l’image du Palais Bulles, ce « bâtiment érotique » imaginé par Anti Lovag, et acheté par le créateur, encore inachevé : sa construction prendra quatorze ans, de 1975 à 1989.

Pierre Cardin a habillé Christian Dior en roi des Animaux, lors du bal Beaumont en 1949. Il possèdait les archives secrètes du marquis de Sade, dont il avait racheté le château. Si vieillir, c’est ne plus résister à rien, il a élevé contre ses ennemis des remparts inamovibles à l’image de ses cols tonneaux et de ses dos d’iguane couture. L’Histoire retiendra de lui ses extravagances et ces créations irréductibles aux décennies de la mode, même si toutes semblaient lui appartenir. « L’essentiel, c’est la coupe, le volume. La ligne, ça passe avec le temps ». Les orages se lèvent, les têtes tombent, la mer se déchaîne, emportant avec elles ses souvenirs et ses idoles. Ses bruits et sa fureur. « J’aime être clair, sain, net, agir en pleine lucidité ». Il ne buvait pas, ne fumait pas. S’il entendait la douleur, il refusait d’écouter son corps se plaindre. Maître de l’ellipse et de la spirale, Pierre Cardin demeure, déclamant haut et fort qu’il lui a toujours plu d’exister par son travail et par lui seul. Ses mots claquent comme des sous neufs. Son luxe, il le répétait, était de n’avoir besoin de rien, que d’un crayon, d’un papier, d’un lit où dormir. « Vivre comme si on était une particule, une cellule », me confiait-il, avec l’assurance d’un sage. A ses côtés, Jean Pascal Hesse défendait une oeuvre, une vie, un travail, avec obstination.

Il savait  parler d’honneurs au pluriel, et d’honneur au singulier (« ne rien avoir à se reprocher), il avançait à l’instinct, son arme la plus sûre. Il semblait plus riche de ses rencontres que de sa fortune. « Vivre, c’est participer aux autres. Communiquer à travers soi-même ». Son plaisir lui venait de l’admiration que certains lui inspiraient, à l’image de Fabrice Lucchini : « La mémoire peut-être ennuyeuse. Avec lui, chaque mot est une balle ». En ce matin d’automne, Pierre Cardin ne courtisait que la lumière, sans l’ombre d’un regret : « J’aurais tout possédé, et je n’aurai pas vécu ma possession ».

Laurence Benaïm