Diego Giacometti à l’honneur chez Sotheby’s

Retour sur l’universalité de celui qui fut longtemps considéré comme l’homme-ombre de son frère aîné, Alberto, tandis que la maison Sotheby’s disperse le 26 novembre de nouveaux trésors d’art décoratif. 

 

Tables, chaises, tabourets, lampes et même bar. « Tout a été fait par lui » m’indique avec fierté la serveuse du petit café de la Fondation Maeght à Saint-Paul-de-Vence. Ce lieu a l’humilité de sa fonction (on y vient pour une pause café, et pour admirer assis, le jardin de sculptures) ; il révèle surtout l’invisible présence qui fut celle de Diego, le cadet (de treize mois) d’Alberto. Là où Alberto n’en finit pas d’écorcher l’espace, Diego l’apaise, le ponctue avec la sagesse obstinée d’un faiseur de lions, de loups, de chevaux. Seul avec sa chienne-louve Zelda, ses Gitanes, ses bouteilles de térébenthine et ses plâtres.

« Par » : la préposition serait-elle assez explicite pour suggérer la main besogneuse de l’artisan davantage que le geste inspiré de l’artiste ? « À Diego les armatures, les moulages, la patine, la taille de la pierre, apprise chez le sculpteur de pierres tombales de Chiasso ; à Alberto, la dynamique corrosive des têtes, les coups donnés au pouce et au canif à ses sculptures »[1]. Si les hommes d’Alberto crient, les animaux de Diego se taisent, lovés dans l’antre universelle d’une Haute-Égypte tour à tour barbare, naïve, de tous les siècles, de tous les continents, l’alphabet minéral par l’homme auquel la main droite mutilée compose sa propre partition, pour exister, naître une deuxième fois après la mort de l’autre, fondre la nature en une saison hors du temps, tracer l’irrégulière branche dans la cire, faire d’une feuille un piètement, d’une fleur de lotus un lustre pour le musée Picasso. Sans rien parodier, sans rien recopier. Mais plutôt faire surgir du fond de lui-même les morceaux d’une enfance en Engadine, ce lieu si cher à Rilke, Hesse, Cocteau et qui reste le sien pour toujours, dans les mots de Proust : « l’Engadine au nom deux fois doux : le rêve des sonorités allemandes s’y mourait dans la volupté des syllabes italiennes, à l’entour, trois lacs d’un vert inconnu baignaient des forêts de sapins. Des glaciers et des pics fermaient l’horizon »[2].

Diego a peu voyagé, et son unique grand périple reste l’Égypte dont il réveille les divinités et le bestiaire fabuleux. Avec lui la mythologie se déploie à l’ombre des pyramides, là où l’inattendu, table-berceau, photophore aux tortues, console aux grenouilles, semblent avoir été choisis par des dieux en récréation, out of the box, quelque part entre les forêts de mélèzes et les rives du Nil.  Sa table de salle à manger pour Hubert de Givenchy, les ensembles de mobilier créés pour le musée Chagall à Nice et le mas Bernard des Maeght, élèvent la « commande » en offrande parée d’éternité. Alberto disparaît en 1966, Diego en 1985. « Prêt à une nouvelle vie ou la suite de l’ancienne, c’est la même chose » relève-t-il dans ses carnets[3].

Il y a l’homme qui marche, et il y a celui qui se tait sous son chapeau noir cabossé, « voyant et ombre » d’Alberto, choisi par Frank, banni par les surréalistes pour avoir osé frayer avec le quotidien, l’usage. Alberto et Diego : ces deux inséparables ont grandi ensemble, partagé le gâteau aux noix d’une enfance à Borgonovo, admiré les reflets des arbres couleur de bronze dans les

lacs des Grisons, et les moutons rouge-brun ; tout les unit, tout les sépare. Depuis 1927, ils ont travaillé si étroitement ensemble dans l’atelier du 46, rue Hyppolite-Maindron, que le prénom du second s’est longtemps effacé dans les pas de l’autre : « C’est l’Adam d’un éden d’animaux familiers, de fantaisies végétales qu’il sculpte et dont on ne reconnaîtra pleinement la poésie qu’après la mort de l’aîné. » écrira Patrick Grainville[4]. Diego pétrit une chair de bronze pour lui donner des apparences animales, aussi millénaires qu’instinctives. Nuits d’un chasseur de la rue d’Alésia traquant ses proies intérieures au service des autres, éclairant d’un lampadaire Frank la nudité du monde. De Jean-Paul Binet à Pierre Matisse et Gustav Zumsteg, ses collectionneurs ont fait de cet « as des patines », leur poète silencieux dont les trophées utilitaires se rehaussent de songes. Table arbre à souris, chat maître d’hôtel, l’empreinte est là, la « ferme douceur feutrée » qu’évoquait Henri Cartier-Bresson à propos de Diego Giacometti, donne une direction, un sens : « dans son œuvre se fondaient un rythme venu du fond des temps, une sobriété et un humour où les arbres, les oiseaux et les grenouilles venaient le rejoindre ». Ses grands reptiles, ses cendriers à l’oiseau et son tabouret autruche bougent autant en nous que ce fauteuil espagnol en fer forgé dans sa tête. Trouvaille aux puces dont le « piètement curule » l’inspirera autant que les chapiteaux coptes. À travers lui, les morts continuent de converser avec les vivants. « Il y avait chez Diego quelque chose d’inexpugnable, restitué par l’indestructible de sa sculpture. Sa modestie profonde rejoignait la feuille, comme la feuille s’abrite, se fortifie »[5]. L. B.

 

[1] Marcel Proust, Les Plaisirs et les Jours.

[2] Claude Delay, Giacometti, Alberto et Diego, l’histoire cachée, Fayard, 2008.

[3] Op. cit.

[4] Patrick Grainville, Le Figaro, 13 septembre 2007.

[5] Claude Delay, op. cit.