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Jean Michel Frank retrouve son adresse, 7 rue de Verneuil, 75007 Paris

Chassé par la barbarie nazie  Jean-Michel Frank  avait fui Paris en juin 1940. Rachida Dati, maire du 7è arrondissement, a présidé la cérémonie de dévoilement en l’honneur de cet artiste décorateur de génie qui vécut au 7 rue de Verneuil pendant quinze ans.  De Catherine Grenier, présidente de la Fondation Giacometti, à Isabelle Dubern, -The Invisible Collection-, de Pierre Alexis Dumas (Hermès), à Olivier Echaudemaison (Guerlain), et Caroline de Laurens, Michaela Lerch (Baccarat),  amis, admirateurs sont venus saluer la mémoire de ce maître de l’élégance, dont  le Comité Jean Michel Frank défend l’oeuvre l’oeuvre et promeut le rayonnement.  Photos: Julien Defontenay

 

« Madame Rachida Dati, je vous remercie infiniment de vos mots, de votre présence . Et j’adresse ma reconnaissance à Carine Rolland, à Laurence Patrice, adjointe à la Maire de Paris chargée de la Mémoire, à Cédric Abadie, à Melissa Kelani, au Conseil de Paris qui a voté à l’unanimité en faveur de l’apposition de cette plaque commémorative, à Thierry Spitzer, président du Comité Jean Michel Frank, à mes éditeurs, Olivier Nora et Charles Dantzig, chez Grasset.

Merci à vous tous d’être là ce matin pour saluer cet infatigable guetteur d’absolu.

A quelques mètres d’ici, il y a, tagué sur le mur de la maison de Serge Gainsbourg, promise à devenir un musée l’année prochaine, ce  » rejoins-moi »

 

Thierry Spitzer, président du Comité Jean Michel Frank, et Laurence Benaïm 

Et j’y vois peut-être un signe, l’appel d’un autre grand silencieux qui lui pourtant s’exprimait avec des mots. Et qui vivait dans le noir. Là, où Jean Michel Frank ne jurait que par la lumière.  Chassé par la barbarie nazie, son œil continue de rayonner à travers le vôtre.

Je pense en particulier au grand salon du 11 place des États Unis, aujourd’hui le siège de la Maison Baccarat. Je pense  à la maison de couture Schiaparelli, à l’Institut de Beauté Guerlain, 68 Champs Élysées, sa dernière réalisation, en 1939, son dernier coup d’éclat.

A  chaque fois, l’émotion est celle d’une rencontre, comme celle qui le lia dès 1924 à Jean-René Guerrand, membre de la quatrième génération de la famille Hermès. C’est  le début d’une collaboration qui unit dans le raffinement extrême, technique et esthétique. Cette beauté du geste si naturellement inscrite dans les gênes de la maison.  Je pense encore à Alberto Giacometti, l’un de ses complices artistiques, et au futur musée qui ouvrira ces portes en 2026.

Un grand merci à Pierre Alexis Dumas, directeur artistique d’Hermès, Ménehould de Bazelaire, Corinne Perez, et Sophie Seibel, pour leur présence si émouvante. L’authentique célébration des liens de lumière qui unissent la Maison Hermès à Jean Michel Frank 

 

En mettant à nu l’époque, Jean Michel Frank a allumé les derniers feux de l’humanisme. Celui dont il est question en ce jour.  Certes, les collectionneurs de Jean Michel Frank, forment une sorte de confrérie un peu secrète, un club d’esthètes : autour il y a les admirateurs, les chercheurs, il y a des faussaires aussi, hélas, mais il y a surtout l’infini, la Beauté qui résiste à tout. Celle qui nous élève. Nous révèle justement la lumière Frank.   Une vision du monde. Un style qui célèbre le beau dans l’utile autant qu’il rend à la matière sa force, à l’artisan sa puissance : créer un lien.

C’est un fantôme qui nous réveille.

Parler de lui au passé c’est l’enfoncer dans une histoire dans laquelle il ne s’est jamais vraiment reconnu. Frank n’a jamais écrit, ni publié de manifeste.  Ses décors témoignent d’une mise en scène presque métaphysique de l’espace, proche de Chirico et des premiers tableaux de Bérard, et pourtant un meuble de Frank, c’est d’abord un geste, une présence.  Il haïssait par-dessus tout la parodie, et pourtant chacun de ses objets contient toute l’histoire qui l’a précédé. Il condense la mémoire du temps en sensations pures, immédiatement justes, contemporaines.  Il appartient au même monde que celui de Marcel Proust, et plus tard de Walter Benjamin ou de Stefan Zweig, témoin de la “plus effroyable défaite de la raison et du plus sauvage triomphe de la brutalité…”  Jean Michel Frank est un passeur de mémoire sacrifié par l’Histoire.

Savoir, culture, valeurs, tolérance, je crois que tous ces mots sont liés à Jean Michel Frank, à tout ce qu’il continue de représenter. Lui qui, petit-fils de rabbin, n’était ni ne croyant, ni pratiquant, mais dont toute l’oeuvre porte la trace d’un idéal. Un idéal de BEAUTE, obscurci par le deuil. Il y a d’abord la mort de ses deux frères au front en 1915. Puis celle de son père qui se suicide, emporté par le chagrin, en 1918, sautant du balcon de l’appartement familial du 88 avenue Kleber.  L’État Français avait refusé la naturalisation au père de Jean Michel Frank. Il l’obtiendra, une fois mort.

 Avec Isabelle Dubern, créatrice de The Invisible Collection 

Voilà pourquoi ce jour est si important, parce que cette plaque célèbre non seulement un homme mais tant d’autres à travers lui.. Le coeur de Frank continue de battre. A Bordeaux, en 1940, c’est Aristide Mendes de Souza, le consul portugais qui le sauva, et ce Juste sauva des milliers de Juifs et d’opposants à Hitler en leur accordant un visa.. Aujourd’hui, c’est un fantôme qui nous réveille.

Laurence Benaïm et Laurence Patrice.

Jean Michel Frank a entrepris de construire l’absence, comme d’autres avant lui ont élevé des monuments aux morts, il a défait les carcans du bon ton, envoyé les portraits de famille au grenier, condamné les pendules Empire et les cadeaux de mariage.

Une histoire de lignes,  de sens, de matière. Celles dont il savait en révéler l’esprit, à travers la main des artisans auxquels il était si respectueusement attaché. Avec Frank, le dépouillement n’est jamais sec, il procède toujours par évocations, un fauteuil ne se réduit jamais à sa fonction,mais à une sensation pure devenue adjectif: Confortable.

Madame Rachida Dati, et Laurence Benaïm

Ne rien alourdir, ne rien assombrir, ne rien ternir : Frank est ce deux qui vous apprennent à construire une phrase comme on dessine un meuble, comme on drape une robe idéale, sans couture, à transformer les portes d’une prison en élégantes boiseries. Dans les caissons de brume de Frank, le galuchat n’est jamais assez pâle. En lui dansent des formes anéanties par le feu, ces « micas éclatés » dont il fait recouvrir des consoles pareilles à des tombes miroitant sous le soleil. Il ne décore pas, il vide, il ne remplit pas, il aspire, efface, dissout. Ange et sorcier, Frank inquiète, trouble, fascine. Il aime les surfaces lisses, sans fioriture, rien ne doit corrompre le beau. Les bibelots ne remplacent pas les morts.

Un fantôme nous réveille. Frank continue de décaper toutes les impostures, toutes les vanités. Le monde sensible lui tient lui d’encyclopédie. Voilà pourquoi il est unique, et universel à la fois. Aujourd’hui encore, certains font du Jean Michel Frank sans le savoir. C’est le miracle des grands artistes d’être non seulement reconnus, mais d’incarner l’air qu’on respire.

Jean Michel Frank est la France, et il est l’ailleurs. Cartésien et à vif. Rigoureux et lyrique. Un cœur européen imprégné de tous les éclats du dix-huitième siècle, en lui rayonne la lumière de la Méditerranée, le silence des déserts africains, l’Amérique aux espaces illimités. De ses voyages immobiles, il extrait l’élixir du goût.

À ses débuts, les rigoristes ne voient en lui qu’un antiquaire des années neuves, déplaçant le silence des tombes dans celui des bibliothèques, l’apôtre d’une monacale opulence. Il fait blanchir les salons comme si c’étaient des cuisines, mais avec lui, le brut et l’impalpable fêtent d’énigmatiques correspondances. Aujourd’hui comme hier, il est de toujours.

Le temps a fui, mais pas vous. Cher Monsieur Frank, vous n’êtes jamais vraiment parti.  Les cités imaginaires, vous en connaissez les habitants les plus cosmopolites, étranges, drôles, nomades dont l’exil auréole Paris d’une lumière singulière. Vous savez combien la nature est puissante, inspirante, brute, sophistiquée. Du mal secret qui vous ronge, vous avez fait une promesse, une signature céleste.

A chaque fois, à chaque pas, vous transformez la fonction en invitation, vous arrondissez les silences d’harmonie, de rêves, de nuances irréductibles aux machines à habiter, aux formules. Vous êtes un messager. Et nous sommes heureux de votre retour.  Là, à Paris. Merci Madame Dati de rendre à Jean Michel Frank ce qui n’a pas de prix : il s’agit non seulement de son adresse, mais de son honneur. Il ne s’agit pas seulement d’une commémoration : le silence de Frank, n’est plus celui de la défaite, de la honte, des spoliations, aujourd’hui le silence de Jean Michel Frank, est plein de vous, de lumière, d’espoir.  Là dans cette ville qui nous dit qu’on peut cambrioler un appartement, mais pas la mémoire d’un homme.

Laurence Benaïm