Les pin-ups de Lapeyre

De la toilette bourgeoise au bikini, Edmond-Edouard Lapeyre, peintre naturaliste français, fit poser dès 1920 des mannequins sur les plages de Charente-Maritime. Bertrand Dumas, commissaire de l’exposition «French Naturalist Painters (1890-1950)» à la Flemming Collection de Londres et rédacteur d’un important catalogue aux édition Skira, montre comment Lapeyre transforma les plages de Royan en atelier de plein air, à une époque charnière qui vit se développer l’industrie des loisirs et de la mode.

Quelle est la singularité des œuvres d’Edmond-Edouard Lapeyre par rapport à celles des autres peintres naturalistes exposés à la Flemming Collection?
Parmi les huit artistes exposés ensemble, les œuvres d’Edmond-Edouard Lapeyre sont celles qui donnent le plus de place à la figure humaine. Les autres peintres sont davantage portés vers la représentation simple des paysages dont ils brossent des portraits à la fois réalistes et poétiques. La nature n’en est pas moins au cœur de son œuvre picturale. Néanmoins, elle apparaît sans doute moins silencieuse que chez d’autres artistes exposés, comme Lucien Vogt, auteur de paysages sans personnage, tout entier dévolus à la retranscription des effets atmosphériques. Par ailleurs, la série des portraits de mannequins peinte par Lapeyre sur les plages de Charente-Maritime n’a pas d’équivalent. Les peintures contemporaines de Joaquin Sorolla ou de John Singer Sargent représentent elles aussi des élégantes sur la plage, mais leur intention est différente. Leurs modèles font partie de leur entourage, Lapeyre, de son côté, convoque des mannequins professionnels.
Etait-il choquant pour l’époque de peindre des femmes aussi dénudées sur la plage?
Louis Réard inventa le bikini en 1946, mais il faut attendre 1956 et la sortie du film Et Dieu…créa la femme pour que les Françaises commence à l’adopter. Brigitte Bardot fut sa plus efficace ambassadrice, mais de là à tomber le haut, il fallut attendre la fin des années 1960 avec la révolution culturelle et sociale que l’on connaît. Quand Edmond-Edouard Lapeyre fait poser ses modèles ainsi sur les plages de Charente, au début des années 1950, il fait donc incontestablement figure de précurseur en Europe. En Amérique, les pinups ont déjà fait leur apparition dans la publicité. Les baigneuses de Lapeyre reprennent à leur compte cette imagerie sensuelle de la femme. Mais les siennes sont bien made in France avec leur minois parisien et leurs corps longilignes. Lapeyre ne peut peindre ces femmes déshabillées, qu’en ayant recourt à des modèles professionnels. Leur désinvolture ainsi que leurs talons hauts plantés dans le sable chaud trahissent leur fonction. Mais, Lapeyre se montre toujours plein d’esprit, ne sacrifiant jamais l’élégance au pittoresque ou à l’indécence.
Peut-on parler de Lapeyre comme d’un « peintre de mode »?
Les portraits de plage les plus précoces datent de 1921. Ils sont localisés sur les plages de Royan et des alentours, à l’heure où la ville balnéaire connaît son premier essor touristique. La bourgeoisie s’affiche sur les plages de Charente, comme elle le fit plus tôt en Normandie. Les plus prisées, celles de Royan et de Vallières sont choisies par Lapeyre pour faire poser ses modèles en plein air. La lumière intense, réfléchie par le sable blond, met en valeur les vêtements des mannequins. Ceux-ci, du dernier chic, sont griffés Poiret ou Paquin. Les tenues représentées sont incontestablement le véritable sujet de ces portraits de plage. La gestuelle professionnelle de ses modèles plaide d’ailleurs dans ce sens. Le parallèle avec la photographie de mode semble ainsi s’imposer. Lapeyre cadre ses peintures comme des portraits photographiques. Son étude attentive des ombres portées va aussi dans ce sens. En lien avec le monde de la mode, Edmond-Edouard Lapeyre ne pouvait méconnaître ce médium qui était déjà le véhicule des dernières tendances.
Quel est l’héritage aujourd’hui du mouvement naturaliste?
Il est réel. L’œuvre des naturalistes français trouve un écho surprenant dans le travail des artistes contemporains qui s’adonnent de nouveau à la peinture de paysage, dans une veine réaliste, parfois même hyper réaliste. Avec l’industrialisation galopante du territoire français dans les 50 premières années du XXème siècle, nos artistes, mus par la disparition progressive des paysages, ont tenté d’en fixer les contours sur la toile, avant qu’il ne soit trop tard. Leur vocation de peintre de paysage est née de cette inquiétude. Il en va de même pour les peintres d’aujourd’hui qui, par un retour marqué à la figuration, peignent la nature en réponse aux menaces écologiques. Ce parallèle passé/présent est un des aspects central dans la genèse de notre exposition.
“French Naturalist Painters (1890-1950)” jusqu’au au 7 juillet 2012 à la Flemming Collection, 13 Berkeley Street, Londres.
www.flemingcollection.co.uk
Catalogue «French Naturalist Painters» aux éditions Skira.
http://www.skira.net
Alice Bouleau

Edmond-Edouard Lapeyre, Femme en robe de soirée sur la plage, 1925. Jean Genoud SA, Mont-sur-Lausanne

Edmond-Edouard Lapeyre, Femme en combinaison noire et béret orange sur une dune de la Grande Cote, 1 Jean Genoud SA, Mont-sur-Lausanne