MARC ABELES, UN REGARD SUR LE LUXE
Anthropologue, directeur d'étude à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, Marc Abélès publie "Un ethnologue au pays du luxe" (Odile Jacob). C'est en Chine continentale, où le nombre de milliardaires va quintupler d'ici à 2025, qu'il a entrepris de s'intéresser au sujet, comme pour mieux témoigner de la fulgurante ascension du luxe, sa globalisation, et rendre compte de la fascination qu'il exerce. Un luxe irréductible selon lui aux clichés de l'inutilité et de "l'inessentiel". Ce faisant, Marc Abelès, qui a vécu mai 68 alors qu'il préparait Normal Sup, , dénonce une certaine forme de "bien pensance académique" nationale dont l'université française est l'écrin. Tout pointant les limites d'un luxe, dont dont la banalisation, va à l'encontre des "valeurs d'exceptionnalités" qui lui sont associées.
Il y a tout juste dix huit ans, vous avez publié chez le même éditeur, "Un ethnologue à l'assemblée". Comment passe t-on d'un lieu à ce que vous définissez d'emblée comme un "objet intellectuel"?
Marc Abélès: Je n’étais nullement prédestiné à écrire sur le luxe. Je suis un spécialiste d’anthropologie politique et depuis mes premiers travaux en Ethiopie méridionale, je me suis intéressé aux pratiques d’assemblée, aux élus, aux rituels politiques. Après l’Ethiopie il m’a paru important d’appliquer mes méthodes à ma propre société dans un département (Jours tranquilles en 89) et à l’assemblée nationale (Un ethnologue à l’Assemblée), puis aux institutions européennes (La vie quotidienne au Parlement européen). C’est en travaillant sur la globalisation que j’ai ouvert un terrain en Chine dans un lieu d‘art très important, le 798 à Pékin. J’ai observé là l’imbrication croissante de l’industrie du luxe et de l’art contemporain. L’extraordinaire dynamique de cette industrie m’a amené à entreprendre une réflexion sur la question du luxe. Encore faut-il savoir ce qu’on entend par luxe. Le luxe n’est pas seulement bon à consommer, il est aussi bon à penser. Je ne le traite pas ici en termes de marketing, mais comme un objet intellectuel passionnant et énigmatique.
Dans votre livre, vous montrez la fulgurante progression de l'industrie du luxe, à travers la valorisation de produits comme le vin, les grandes griffes de mode, de joaillerie, mais aussi des œuvres d'art. Malgré l'enjeu stratégique qu'il représente pour Europe, le luxe semble tenu à l'écart par les universitaires. En France, le luxe suscite "controverse et critique" plutôt que réflexion et analyse". S'agit il d'un tabou national?
M.A Oui le luxe, c’est aujourd’hui un domaine qui fait preuve d’un dynamisme impressionnant. Avec des groupes comme LVMH, et Kering) présentent une croissance du chiffre d’affaire de plus de 6%. A l’intérieur de ces conglomérats, Dior, Louis Vuitton, Saint Laurent, Gucci n’ont jamais été aussi prospères. Au CAC 40, LVMH a dépassé Total. Et pourtant, c’est vrai, les politiques quand ils exaltent les résultats de l’industrie française, comme on l’a vu dans la campagne des présidentielles, n’insistent pas trop sur la performance du luxe. Cela pourrait faire mauvais genre, même si, nombre d’étrangers, l’image de la France est avant tout associé au luxe et au tourisme.
Les mots "dilapidation", "dépense improductive", reviennent dans votre livre, comme des jugements de valeur qui collent à la peau du luxe. Pensez-vous comme le philosope Etienne Condillac qu'il existe encore trois sortes de luxe? "Le luxe de magnificence, le luxe de commodité, le luxe de frivolité"?
M.A Le luxe a toujours conservé un parfum d’interdit, et je cite la manière dont Rousseau en dénonçait les effets pervers. Aujourd’hui dans les milieux universitaires, s’intéresser au luxe apparait, si j’ose dire, comme un luxe. A côté des grands problèmes du monde, on est suspect, au mieux, de futilité, au pire, de fascination pour le monde des riches.
Cependant, comme je l’explique dans ce livre, le luxe est un phénomène anthropologique majeur, synonyme de la capacité des humains à s’émanciper de la sphère étroite de la nécessité. 30.000 ans avant notre ère on trouve déjà des objets de luxe dans des sépultures.
Et la circulation du luxe est un thème qui a suscité l’intérêt des anthropologues.
Mais voilà le luxe est, dans son étymologie même, associé à la luxure, à l’excès. Et la morale s’en mêle. Le luxe c’est le superflu, et même si Voltaire ricane (« Le superflu chose très nécessaire », écrit-il dans son poème Le Mondain), la moralisation plane, et même Roland Barthes en vient à se justifier d’avoir écrit son grand livre sur la mode. Avant lui de grands esprits comme Condillac, et plus tard Jean-Baptiste Say, avait pris soin de distinguer les différentes formes de luxe auxquelles vous faites allusion. Ce dernier opposait la « satisfaction réelle » du luxe de commodité à la « satisfaction creuse » du luxe d’ostentation, voué à une « consommation improductive ».
En réalité tout effort pour comprendre le phénomène du luxe est guetté par deux écueils : d’un côté un moralisme sous-jacent, une bien-pensance académique qui en vient à interdire une prise en compte du luxe dans son excès même, alors qu’il implique dépense et « consumation » (Georges Bataille). De l’autre, une tendance à rabattre le luxe sur une sociologie de la consommation, voire à une question de marketing. On nous conte un narratif édifiant (cf. Gilles Lipovetsky et Yves Michaud), où le luxe signe le triomphe de l’individualisme et hédoniste. Un discours séduisant qui déculpabilise le luxe à destination de l’upper middle class, mais qui ne nous dit pas grand-chose sur les mutations contemporaines.
Cette "folle exubérance du luxe" se déploie en Chine. Et pourtant, vous évoquez le cas de cette Mercedes achetée à prix d'or, laquelle malgré cinq réparations successives, ne fonctionna jamais. Furieux du refus de la firme de la remplacer, le propriétaire organisa un "grand défilé de protestation" au cours duquel la voiture fut traînée dans les rues de Wuhan par un buffle avant d'être "publiquement frappée à coup de masse par les membres de la sécurité et complètement démolie". Que vous inspire ce fait divers du luxe?
M.A Le triomphe d’un luxe avant tout occidental, incarné dans des vêtements, des accessoires, des automobiles, de l’horlogerie qu’on retrouve un peu partout, finit par être ressenti comme invasif et dominateur. D’où ces réactions qui reflètent la volonté de la part de ce grand pays, de se réapproprier le luxe, de créer son propre luxe. Il y a aussi un souci d’authenticité, et le rejet de produits qui finissent par apparaître artificiels, « hors-sol ». Aussi voit-on se développer un luxe associé au terroir et au savoir-faire local. Et surtout, l’art est mis à contribution, avec le développement exponentiel des foires d’art contemporain et des fondations. C’est une manière de redonner au luxe les prestiges de la création et cela impacte considérablement le marché de l’art. Aujourd’hui le luxe est bien à un tournant : non seulement il a pris une telle dimension à travers la multiplication des lieux commerciaux et des images qu’on injecte à de larges populations avides de mobilité sociale, mais l’on peut raisonnablement augurer que très bientôt, la Chine va s’affirmer un protagoniste dynamique sur le marché du luxe. Cela s’observe déjà dans le domaine de la mode, et si cette tendance se confirme, on assistera à une reconfiguration en profondeur de ce marché.
Quel serait votre luxe ?
M.A Posséder un clavecin, même si je n'en joue pas. Peut être parce qu'il concentre dans sa sonorité comme dans son esthétique l'idée que je me fait du dix huitième siècle. Le clavecin n'a pas un son aussi puissant que le piano. Ce sont des cordes pincées. On ne peut pas colorier un clavecin avec des sentiments. Son double clavier harmonique n'offre que la quintessence d'un moment. Le piano appelle l'applaudissement, le bis. Le clavecin, le faut l'écouter, il ne s'impose pas. Il est la fugacité même. Le luxe par excellence.
Comment vivez vous le luxe au quotidien?
M.A En me mettant à l'écoute. J'aime être dans des endroits isolés, dans des montagnes, au coeur d'un paysage. Mon vrai luxe, c'est le silence.
Propos recueillis par Laurence Benaïm