TAOUFIQ IZEDDIOU « FAIRE CORPS AVEC LE CORPS »

Fondateur du Festival On marche depuis 2005, et directeur artistique de la Biennale de la Danse en Afrique, Taoufiq Izeddiou a mis en lumière en novembre dernier les créations de 20 jeunes chorégraphes émergents et confirmés du continent . Annulé à cause de la pandémie en 2020, cet événement a été aussi l’occasion de célébrer l’énergie d’une génération. Et celle d’un spectacle autographe : Transe, qui s’est tenu alors que le Maroc fermait ses liaisons aériennes avec la France. Rencontre avec un chorégraphe inspiré et solaire. 

100 artistes de 34 compagnies du continent africain ont été réunis pour cette  exceptionnelle Biennale. Elle ne s’est pas tenue  à Tunis, mais à Marrakech, avec une retransmission intégrale via la plateforme digitale africaine Afropolis. De Bamako à Johannesburg, du Mali au Burkina Faso, l’âme du corps retrouve son langage. Celui que célèbre avec passion ce chorégraphe attentif à transmettre, à retrouver le souffle primordial d’un art banni par la pandémie.  Et de retrouver sa ville natale. En 2007, il obtenait  son diplôme d’État en danse contemporaine en France. Depuis lors, entre le Maroc et l’Europe,  ses oeuvres explorent les tensions du monde. Après Coeur sans corps, Clandestins CSC, Déserts désirs, Aataba, Aaléef… Rev’Illusion,  Botero en Orient, des spectacles accueillis en Afrique, au Moyen Orient, en Europe, en Amérique Latine et Amérique du Nord (Danse Afrique Danse, Montpellier Danse, Charleroi Danse, les Rencontres Chorégraphiques internationales de Seine-St-Denis, le CND de Paris, Tanzquartier de Vienne, Transamériques au Canada), il poursuit en liberté son chemin de lumière et de passion.

De quand date de votre rencontre avec la danse ? Et ce moment où vous avez reçu « le dé de la danse »?
Cette révélation, je l’ai eue à 21 ans. Cadet d’une famille de trois enfants, je me cherchais. J’ai tenté le sport, les études, le théâtre, la boxe, l’architecture. Je voulais partir. Ma mère était tapissière, elle tissait à Marrakech, mon père était chef de chantier. Mes parents auraient rêvé que je sois fonctionnaire. C’était pour eux la réussite : ne pas travailler avec ses mains, avec son corps. Je devais partir aux Etats Unis dans la famille après mon baccalauréat. J’ai réussi à avoir mon passeport. Je n’ai pas pu aller aux USA au début de 97, je rattrapais le temps, au moment où tous mes amis devenaient postiers, infirmiers, j’étais à la traine. Mon rêve s’était cassé. J’ai pensé à cette idée de prendre la mer à la nage. J’ai fait une année de physique chimie et je me suis inscrit en archi. Je faisais du théâtre à l’université. Un chorégraphe américain donnait des cours à l’institut Français, il faisait du modern jazz, on a commencé à prendre des cours, j ‘ai eu un choc.  Les tours, les sauts, les diagonales, j’en voulais toujours plus.. Il n’y avait pas d’internet, pas de livre. Je ne savais pas ce que c’était. La danse contemporaine, au départ, j’ai détesté, c’était trop conceptuel. Je voulais bouger. On me demandait de marcher, je voulais faire des pirouettes. Et puis dans la danse, j’ai trouvé la boxe, le théâtre, le défi, la création, le dépassement, En 99 j’ai rencontré Bernard Montet, il m’a transmis un solo. ET c’est là que tout a commencé. Sans mentors, sans guide, je n’aurais jamais pu atteindre ce rêve là.

Vingt ans après, qu’est ce que la danse vous a révélé ?
Elle m’a remis en question, te remet en question chaque jour. C’est dur au début. De  secouer tout chaque jour, même les fondamentaux. J’ai vécu les premiers six ans très difficilement.. Cette expérience déstabilise tout, les rapports à la religion, à la tradition, au corps, c’est comme traverser le désert, mais on en ressort très fort, très à l’écoute de l’autre. J’ai compris avec la danse qu’on avait besoin plus de spiritualité que de religion. C’est une élévation. Je suis connecté avec le monde. Avec la  terre, le ciel, les plantes, ce qui m’inspire. Je n’ai pas besoin d’enfer ni de paradis. Je suis dans un souffle d’énergie, une concentration extrême. Je n’arrête pas de donner aux autres

En quoi la danse est-elle un défi quotidien ?
J’ai fait plein de petits boulots. La danse t’emmène en haut. La majorité de mes danseurs vient de la médina. Et le festival va vers là. Je veux bien être avec les avertis, les intellectuels, ce sont eux qui me donnent la force, et qui m’entourent, mais de l’autre côté, j’ai besoin d’autres présences plus simples. Je leur amène l’imaginaire, les questions, ils doivent aussi se mettre en danger. J’ai besoin de transmettre, de mon rapport à cette société, de donner un sens à ce que je veux transmettre, en particulier ici. D’ou l’importance de ce festival, de l’école qui construit des danseurs, avec le soutien sans faille de l’Institut Français de Paris.

Votre nouveau spectacle a pour nom, la TRANSE, comment la définissez vous ?
La transe, c’est danser jusqu’à l’épuisement. Ce ne sont pas les démons. Ce n’est pas le chemin, c’est l’arrivée, c’est ce qui révèle à ce moment, pousser pour aller au fond de soi, si on ne creuse pas, on ne va nulle part. C’est le résumé de toute ma vie. Ne rien lâcher. Et là dessus la pandémie s’est rajoutée. J’ai eu le sentiment que le monde était en transe. C’est un arrêt avec plein de turbulences. Comme un danseur qui semble immobile et qui bout à l’intérieur. Il n’y avait pas de vaccin. J’ai vu des gens qui mettaient des oranges à la place du masque,  et d’autres des couches, des essoreuses, j’avais créé un groupe pendant la pandémie, j’ai commencé aux danseur de travailler chacun chez eux, le monde est devenu une performance globale, avec des vertugadins, des bulles de plastique pour tenir la distance, des dîners organisés d’une terrasse à une autre, le monde est devenu un théâtre. J’ai fait le film dans ma chambre. J’ai toujours cru que les Gnawa  étaient à l’origine de cette transe, les plus anciens, c’étaient les hamachas, une confrérie qui met la danse et la musique au centre de sa pratique. A la différence des derviches, ils ne tournent pas mais ils sautent. En avalant leur propre oxygène, ils ont le vertige. C’est devenu une méthode, une TRIKA  , faire le mieux pour rester au centre. Je me suis appuyé sur cette tradition pour faire écho de ce qui se passe dans le monde.

 

 

Comment vous définissez vous? 

Je ne suis ni un ethnologue ni un documentariste, j’ai pris des repères, c’est un vocabulaire, on a pris un geste, ce n’est pas du copié collé, ce n’est pas de l’impro, c’est de l’écriture. Je dessine les mouvements, je me laisse surprendre, les chemins c’est eux qui le fabriquent, le concept c’est moi qui le pose. Philip Glass s’est imposé dans cette pièce ils arrivent à un moment de vérité. C’est un spectacle d’une heure dix, avec dix danseurs, le plus vieux a 47 ans, le plus jeune,  23 ans. J’ai failli les perdre: pendant le confinement, ils se sont retrouvés dans des centres d’appels, ils étaient seuls, comme abandonnés à leur solitude. Dans ce spectacle, je danse. J’arrive sur scène au bout de 35 minutes. En fait, quand j’arrive,  j’ai déjà dansé dans les coulisses.  Disons que ce n’est pas de l’échauffement, c’est de la sensation. C’est comme se charger d’énergie pour affronter la scène, pour être avec les danseurs. La question n’est pas de chauffer ses muscles. J’ai besoin d’être dans leur rythme. Je ne peux pas arriver comme un étranger. Quand j’arrive, je porte la danse

 

Qu’avez vous voulu exprimer d’essentiel à travers ce spectacle ?
Un retour à l’essentiel. Faire corps avec son corps. On a besoin des uns des autres. Ne pas mourir idiot, manger la vie, apprendre, toujours, transmettre, donner, ne pas tout garder pour toi, être dans un fleuve qui coule, pas dans un barrage qui garde l’eau.  Aller à la chair de la danse. Cette pandémie m’a fait l’effet inverse : quand les gens recommencent à douter, j’ai retrouvé mes convictions. Cela fait longtemps que je n’ai pas fait une pièce aussi vivante, avec un ancrage, une croyance, quand je vois mes danseurs, je crois qu’ils vont mourir, comme si c’était la dernière fois. J’avais besoin de dire donnons tout ce qu’on peut donner. Les gens sortent heureux, les batteries rechargées. ET pas fatigués. Dans une énergie positive. Re-croire à la danse, au mouvement. Faire société sur scène. Ce n’est pas un duo, un solo.

Que revendiquez vous d’abord? 
Je suis berbère  arabe, noir pour les uns, métisse pour les autres, un corps de femme pour les autres, je suis francophone, je m’inspire du monde, je ne fait pas d’art marocain, ni d’art africain. Je ne veux pas  des origines un fond de commerce.  Prenez moi comme un artiste. Je ne veux pas qu’on me réduise à ma nationalité.  L’assignation à l’identité a fini par tuer l’art.

Un rêve aujourd’hui ?
Ce serait un rêve pour la danse en général. Pour la question du corps. Celle qu’on délègue à la religion et au sport. Et plus tard à la chirurgie esthétique. On ne peut pas demander à quelqu’un de respecter le corps des autres, sans se respecter le sien.  Les danseurs n’ont plus de repères. Tous les cafés sont mon bureau, toutes rues sont mes résidences de création. Aujourd’hui, pour travailler l’intime, pour se retrouver, j’aimerais un lieu de formation et de création. Ce qui m’intéresse, c’est de voir combien à travers la danse, des jeunes ont trouvé leur voie. Leur réussite me remplit de joie, de foi, dans l’avenir. Il y a un terrain de jeu incroyable.

Un conseil à chacun ?
Soyez vous même, le plus beau, le plus dur des chemins, c’est un combat interne sans fin.

Le plus beau geste ?
C’est la main qui est en haut,  celle qui donne

Propos recueillis par Laurence Benaïm