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Pierre Cardin obstinément futur

La rétrospective « Pierre Cardin Future Fashion » au Brooklyn Museum de New York,  célèbre jusqu’au  5 janvier 2020 cet astéroïde de mode aussi insubmersible que ses robes bulles et ses lunettes hublot.  170 vêtements et accessoires retracent 40 années de création.

« Etre entré sous la Coupole grâce à un fil et une aiguille, c’est extraordinaire, non? »A  97 ans  fêtés le 2 juillet dernier), le couturier et homme d’affaires affirme se sentir « un peu fatigué », mais toujours « jeune ». Tout en préparant sa succession assurée par son petit neveu Rodrigo Basilicati, un ingénieur pianiste vénitien, il célèbre sa carrière avec la rétrospective « Pierre Cardin Future Fashion » au Brooklyn Museum de New York, où sont exposés jusqu’au  5 janvier 2020 quelques 170 vêtements et accessoires, retraçant 40 années de création. En octobre , le propriétaire de l’Espace Cardin produira le spectacle « Rimbaud Verlaine » au Théâtre du Gymnase Marie Bell.

Né en 1922 dans la région de Venise, ce fils d’agriculteur italien a marqué la mode avec ses cosmocorps, ses robes à hublot comme avec ses silhouettes unisexe et ses robes thermo-formées. Lancée en 1950, (avec une première collection en 1953), sa marque est diffusée dans une centaine de pays et on lui doit la signature de plus de six cent licences. C’est sur la Place Rouge, le long de la muraille de Chine, et dernièrement dans son Palais Bulles à Théoule-sur-Mer,  que Pierre Cardin a organisé ses défilés, et c’est près de la lune, qu’il continue de tutoyer les étoiles, avec l’aisance d’un citoyen planétaire, collectionneur de miles pour l’éternité. Au mot « utopie », trop « abstrait » à ses yeux, le propriétaire de Maxim’s préfère la notion de « rêve ».

« L’utopie reste au stade du concept. Le rêve, lui, peut se réaliser. » Il vous reçoit dans son bureau, avenue Marigny, un joyeux caphärnaum, où les photos, les dessins, les photocopies s’accumulent, parmi ses portraits de lui à tous les âges, avec toutes les sommités ou presque du vingtième siècle, de Jean Paul II à Benazir Bhutto.   « Je voulais être acteur. Je me suis dit que je préférais être premier chez moi que second chez les autres « .

Quel a été votre premier rêve?

Devenir couturier. Devenir Pierre Cardin. J’avais vingt ans, et j’étais comptable. Un jour, les Allemands m’ont arrêté. Ils m’ont relâché au bout de quarante heures. . Ce jour là, je me suis senti comme un oiseau. Libre. Je me suis juré que toute ma vie, je garderai ces ailes là.

 Le luxe pour vous?

J’ai vécu toute ma jeunesse avec des tickets de rationnement. Mon luxe c’était le sandwich aux pastilles Vichy que nous mangions le dimanche. Aujourd’hui, je suis riche, mais mon luxe justement, c’est de ne pas être dépendant des biens que je possède. C’est savoir par exemple maîtriser de A à Z mon métier: savoir couper un vêtement, et coudre une boutonnière à la main pour pouvoir donner des ordres intelligents. Connaitre ce dont je parle. Et pas forcément mettre de l’argent en Suisse, ou s’offrir tout ce qui brille. Mon luxe absolu, c’est réaliser, construire, plutôt que posséder. Si vous décidez qu’une chaise vous appartient moralement, alors vous avez gagné. Vous êtes plus fort que celui qui est plus vulnérable. Ah, j’oubliais: mon luxe, c’est de boire ma propre eau. Je possède une source en Italie.

De quoi tirez vous votre fierté?

De mon indépendance. Je ne me suis jamais endetté. Ayant été comptable à 17 ans, j’ai connu très tôt la valeur de l’argent. Et être entré à l’Institut, comme membre de l’Académie des Beaux Arts, grâce à un fil et une aiguille.

 

Votre souhait le plus cher?

Continuer à vivre

Votre discipline quotidienne?

Je me lève à 9h et je vais à mon bureau, dans les ateliers. Je mange peu et surtout peu de viande. J’ai toujours fait attention toute ma vie. Pas d’alcool, pas de cigarette. L’important, c’est de rester passionné par ce qu’on fait. Je m’ennuie assez vite quand je ne travaille pas. En travaillant, je participe à ma vie.

Vos souvenirs les plus noirs?

Oradour sur Glane, le 9 juin 1944. Je suis officier, à la tête d’un corps d’armée de quarante hommes. Je reçois un ordre: « partez ». On a tout laissé. Le lendemain, plus de 600 personnes sont massacrés par l’armée allemande.

A quoi ressemble Paris quand vous arrivez en novembre 1945?

La ville me paraît immense. Il fait froid, il neige. Mais je suis jeune, pur, innocent. Tout y est possible.

 Vous êtes le premier employé a avoir été engagé par Christian Dior en décembre 1946. C’est chez lui, en tant que modéliste que vous avez réalisé le fameux Tailleur Bar. Quel souvenir gardez vous de lui?

« Christian Dior était très bourgeois physiquement. Il aimait ce qui était déjà accepté. Mais c’était un artiste. Il était très littéraire. Il restait assis à son bureau, et sa cartomancienne se tenait toujours assise à côté de lui. Il ne décidait rien sans elle.   Marguerite (ndlr Carré) a fait les robes, et moi les tailleurs. Il me faisait confiance. « Petit Pierre, je voudrais voir ce tailleur un peu plus long » me disait il. Alors J’allais le rallonger dans l’atelier. Je revenais: « Petit Pierre, il faudrait le raccourcir ». Je coupais. « Petit Pierre, non je préférais comme avant.. » Mais c’était trop tard, je n’avais plus de tissu. A l’époque, il y avait encore une boulangerie et une pharmacie avenue Montaigne, c’est là que je suis allé acheter les bandes de coton pour rembourrer les hanches du tailleur Bar. Le premier fer à repasser, je l’ai acheté dans une boutique au coin de la rue François 1er….Plus tard, j’ai fait les costumes du Bal Beistegui à Venise Une fête extraordinaire pour laquelle nous avons travaillé un an.

Quels souvenirs gardez vous de Christian Bérard et de Jean Cocteau?

Ils sont dans ma tête inséparables, même s’ils sont opposés, l’un était aussi négligé que l’autre était élégant, très fin et raffiné. Pour Cocteau, Bérard avait dessiné les costumes de la Belle et la Bête, je les ai réalisés chez Paquin. Je les ai même portés. Son atelier était d’une saleté indescriptible. Il couchait là, avec son petit chien. Mais dès qu’il prenait la plume, le merveilleux surgissait. Son dessin était intouchable. »

Avez vous le sentiment d’être dépassé par notre époque?

Non, parce que je reste fidèle à mes convictions. Je pense sincèrement qu’être social, c’est participer à son temps. En octobre prochain, j’ouvrirai un nouveau lieu, 10 000 m2 à Houdan, avec un théâtre de cinq cent places, une salle d’exposition, une dizaine d’ateliers d’artiste. Il y aura même une école où des professionnels viendront enseigner la haute couture. Le problème en France, c’est que l’artisanat ne s’est pas bien transmis. Et puis, nous attendons depuis des mois un permis de construire qui aurait permis à plus de trente personnes d’être engagés pour ce projet.

Quels sont  les couturiers qui vous ont le plus inspiré?

Schiaparelli, Balenciaga, Madame Grès. Des gens qui ont mis leur vie dans le travail. Et bien sûr Paco Rabanne et Courrèges.

 

 

Et Gabrielle Chanel?

Elle m’avait envoyé Jeanne Moreau pour l’habiller. Mais quand elle me croisait, elle m’ignorait.

Et aujourd’hui?

Jean Paul Gaultier pour son excentricité qui me plait. Parce qu’il ose, parce qu’il va jusqu’au bout. Jacquemus a du talent. Il essaie d’être différent. Un vrai couturier, c’est quelqu’un qui envoie une silhouette. Pas un élégant adaptateur.

Avez vous des regrets?

Oui, ne pas avoir eu d’enfants avec Jeanne Moreau, qui ne pouvait plus en avoir. Ne pas avoir réussi à imposer mon projet de Palais Lumière à Venise. M’être laissé esquinté alors que je conduisais l’avant garde…

 

Votre conseil à un jeune couturier?

Soyez vous même. Créez votre style.

 

Le 20 juillet 1969, le module lunaire Eagle de la mission Apollo XI se pose sur la Lune. L’astronaute Neil Amstrong annonce : « Houston, ici la base de la Tranquillité. L’Aigle a atterri ». Vous avez même posé dans sa combinaison… Embarqueriez vous pour la lune aujourd’hui?

Oui bien sûr. Ce serait une formidable communication. Moi, je suis lunaire…et réaliste. Cette double personnalité m’a beaucoup servi. Je suis obsédé par la Lune, par les cercles, la rondeur. Et je suis attiré par le cosmos.. L’infinité de l’espace est bien plus inspirante que n’importe qui. D’ailleurs, ma force, c’est d’avoir réalisé tout ce que j’ai imaginé »